Mort à Devil's Acre
suis certain que vous agiriez avec beaucoup de tact, mais…
Il eut la délicatesse de laisser planer le doute.
— Oui, je comprends, dit Pitt avec un soulagement qui provoqua
en lui un bref sentiment de culpabilité.
— Comment est-ce arrivé, monsieur ?
— Il a été attaqué et poignardé dans le dos. Je crois
qu’il n’a pas eu le temps de souffrir. Je suis navré.
Le majordome le dévisagea longuement, immobile. Puis il
avala sa salive.
— Assassiné ?
— Oui. Vous m’en voyez désolé, répéta Pitt. Quelqu’un
pourrait-il venir identifier le corps, pour éviter à Mrs. Pinchin cette
douloureuse corvée ?
Devait-il mentionner dès à présent la mutilation dont le
médecin avait été victime ?
— Certainement, monsieur, fit le majordome, qui avait
recouvré à la fois son contrôle et celui des opérations. Je vais informer Mrs. Pinchin
du décès de son époux. Sa femme de chambre est très dévouée ; elle
veillera sur elle. Un médecin du voisinage viendra s’occuper d’elle. Peters, le
valet de pied, qui travaille ici depuis douze ans, ira reconnaître le corps.
Il eut un instant d’hésitation.
— Il n’y a pas de doute, n’est-ce pas ? Le Dr
Pinchin était un peu plus petit que moi, bien bâti, rasé de près, avec un teint
assez vif, précisa-t-il avec un vague espoir dans la voix, hélas bien inutile.
— Oui, acquiesça Pitt. Portait-il un costume de tweed
brun, assez épais, relativement usagé ?
— En effet, monsieur. C’est le costume qu’il avait sur
lui en quittant la maison hier.
— Alors, je crains qu’il y ait fort peu de doute. Mais
votre valet devrait peut-être s’en assurer avant que vous annonciez la nouvelle
à Mrs. Pinchin.
— Oui, monsieur, bien entendu.
Pitt lui donna l’adresse de la morgue, puis lui apprit la nature
des autres blessures, en ajoutant que la presse ne manquerait pas de s’emparer
de l’événement et qu’il était préférable de tenir les journalistes à l’écart de
la maison le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’un autre fait divers vienne
supplanter ce meurtre dans l’esprit des lecteurs.
Pitt quitta Lambert Gardens sans avoir rencontré la veuve, qui
n’était pas sortie de son lit. Il se contenta d’imaginer le choc qu’elle
recevrait en apprenant la nouvelle ; viendraient ensuite l’incrédulité, la
lente acceptation de la réalité, et le début d’un chagrin écrasant.
Il devait, bien sûr, rencontrer l’officier de police chargé
de l’enquête sur la précédente affaire, qui paraissait similaire. Les deux
crimes étaient-ils reliés ? Il n’en savait rien, mais en l’occurrence, l’hypothèse
ne devait surtout pas être négligée. Il se trouverait peut-être même déchargé
de l’enquête. Cela d’ailleurs ne le dérangerait pas le moins du monde ; il
n’éprouvait aucun sentiment de propriété, comme cela avait été le cas dans d’autres
affaires. Celui qui avait commis ce meurtre était entré dans un royaume bien
éloigné du monde ordinaire du crime et du châtiment.
Tandis qu’il avançait en luttant contre les rafales de vent
qui faisaient s’envoler les détritus sur les trottoirs, Pitt se disait qu’il ne
verrait décidément aucun inconvénient à ce qu’on lui retirât l’enquête. Il
traversa la rue devant un cab qui passait au trot. Un jeune garçon, qui
nettoyait la chaussée après le passage des chevaux, interrompit son travail
pour se reposer sur son balai. Le bout de ses doigts rouges et gercés dépassait
de ses gants. Soudain, un coupé qui filait à toute allure les éclaboussa tous
deux de crottin.
Le garçon sourit devant l’expression irritée du policier.
— Vous auriez dû rester de l’autre côté, m’sieu, cria-t-il
joyeusement. Vous auriez pas été sali !
Pitt lui tendit une petite pièce en hochant la tête d’un air
entendu.
À son arrivée au commissariat, il fut reçu avec une chaleur
inattendue.
— Inspecteur Pitt ? Je suppose que vous venez pour
notre meurtre. Vous avez eu un cas semblable ce matin, je crois ?
Pitt fut surpris que ce jeune agent ait déjà entendu parler
de l’assassinat d’Hubert Pinchin. Son visage dut refléter son étonnement, car l’homme
déclara avant qu’il n’ait posé la question :
— Les journaux ont tiré cet après-midi une édition
spéciale, monsieur. L’affaire fait toutes les manchettes. Épouvantable ! Oh,
je sais qu’ils écrivent des choses horribles,
Weitere Kostenlose Bücher