Mort à Devil's Acre
douleur. Jeune soldat, sur les crêtes qui entouraient
le port de Balaklava, au bord de la mer Noire, il avait assisté à la charge de
la Brigade légère. Le carnage de la guerre de Crimée avait marqué sa mémoire à
tout jamais. Il connaissait les hommes de la fameuse « fine ligne rouge »
qui avaient vaillamment résisté au déferlement des troupes russes, en dépit d’une
position impossible à tenir. Des centaines d’entre eux étaient morts au combat,
mais pas un seul n’avait déserté les rangs de la cavalerie anglaise.
— Mon valet me dit que vous désiriez me parler à propos
d’un meurtre. Ai-je bien compris ?
Pitt se surprit à se redresser légèrement, presque au
garde-à-vous, talons rapprochés et menton relevé.
— Oui, monsieur. Il y a une semaine un crime odieux a
été commis dans un quartier connu sous le nom de Devil’s Acre, tout près de
Westminster.
— Je sais où c’est.
Le général fronça les sourcils.
— Mais ce meurtre n’a-t-il pas été perpétré aujourd’hui
même ?
— Il y a eu, hélas, un second assassinat cette nuit. Le
premier n’avait pas attiré l’attention des journalistes. Cependant, j’ai été
appelé ce matin sur place et, lorsque j’ai entendu parler du crime précédent, je
suis allé voir le corps.
— Naturellement, fit le général, dont le froncement de
sourcils s’accentua. En quoi puis-je vous être utile ?
À présent qu’il devait en venir aux faits, Pitt se sentait
embarrassé de demander au général de l’accompagner à la morgue pour reconnaître
le corps d’un proxénète. Quelle importance, après tout, que l’homme en question
ait été au service des Balantyne à l’époque des meurtres de Callander Square ?
À présent, cela ne changeait pas grand-chose.
Mais il ne pouvait revenir en arrière. Il s’éclaircit la
gorge.
— Il… il est possible que vous connaissiez cet homme.
Le général ne cacha pas sa stupéfaction.
— Moi ?
— Oui, monsieur, je le crois.
Pitt lui exposa succinctement les circonstances de la mort d’Hubert
Pinchin et ce que l’inspecteur Parkins lui avait montré à la morgue.
— Très bien, soupira Balantyne. Je vous accompagne.
Il tira sur la sonnette pour demander au valet de préparer
la voiture.
La porte s’ouvrit et, à la place du valet, entra l’une des
personnes au physique le plus frappant qu’il ait été donné à Pitt de rencontrer :
Lady Augusta Balantyne. Son visage avait la finesse d’une porcelaine de Chine, mais
non sa fragilité. Elle portait des vêtements magnifiques, avec le goût discret
des gens qui, issus d’une famille fortunée, n’éprouvent jamais le besoin de le
montrer de façon voyante. Elle observa Pitt d’un air dédaigneux ; par son
attitude même, elle semblait exiger non seulement une justification à sa
présence dans sa maison, mais aussi à son existence sur terre.
Pitt ne se laissa pas intimider.
— Bonjour, Lady Augusta, dit-il en inclinant la tête. J’espère
que vous allez bien ?
— Je suis toujours en excellente santé, merci, monsieur…
euh…
Elle ne pouvait avoir oublié les circonstances étranges et
douloureuses de leurs précédentes rencontres.
— … Mr. Pitt.
Ses sourcils s’arquèrent très légèrement, mais son regard
demeura glacial.
— À quel malheureux événement devons-nous attribuer votre
visite, cette fois ?
— Il s’agit d’un problème d’identification, madame, répondit
Pitt, très courtois.
Il sentit le général se détendre, même s’il ne pouvait que l’apercevoir
du coin de l’œil.
— Un homme que le général Balantyne pourrait identifier,
auquel cas son assistance nous serait d’un grand secours.
— Bonté divine ! Ce monsieur ne peut-il pas vous
dire son nom ?
— Il arrive que les gens mentent, madame, répondit-il
sèchement.
Elle rougit de sa maladresse à ne pas avoir soupçonné l’évidence.
— De plus, j’ai cru comprendre que l’homme était mort, ajouta
le général, sarcastique. Cette affaire ne vous concerne en rien, ma chère. Il
est de mon devoir d’aider la police, si je le peux. Je pense ne pas en avoir
pour longtemps.
— Avez-vous oublié que nous dînions avec Sir Harry et
Lady Lisburne, ce soir ? fit-elle, ignorant Pitt, comme s’il n’était qu’un
vulgaire laquais. Je n’ai pas l’intention d’arriver en retard. Je ne tiens pas
à passer pour une personne mal élevée, et ce, quelle que soit la haute
Weitere Kostenlose Bücher