Mourir pour Saragosse
pointe, épaisses tresses sur les joues, pantalon à la hongroise et bottes à la hussarde, gants à la crispin, dolman vert à passepoil et parements roses… J’en étais ébloui au point de rêver d’un transfert dans ce corps.
La nouvelle que m’apprit Jeanne Fournier m’affligea plus que je n’aurais pu l’imaginer. Elle me dit en fumant un petit cigare devant un pot de vin qu’elle m’avait invité à partager :
– Ta promise, mon petit, est une sacrée garce ! Elle s’est vite consolée de ton départ en se fiançant au fils d’un aubergiste de Domme, un nommé Brunie. Le mariage aura lieu dans un mois, dans la famille d’Héloïse.
Elle émit un petit rire en ajoutant :
– Mon pauvre drôle, tu as peu de chances d’être invité à la noce…
Je ne m’attardai pas en Périgord. Moins d’une semaine suffit à satisfaire ma nostalgie. Mes parents, peu affectés de mon départ, se faisaient aider pour le plus gros des travauxsaisonniers par un de leurs métayers, Lavergne. Ils me surent gré de ne pas leur demander d’argent. Ma mère versa quelques larmes lorsque je lui offris un grand châle acheté sur la Traverse de Sarlat.
Je ne regrettais pas d’avoir quitté ce chaudron de sorcière qu’était la capitale, et pourtant j’aurais aimé être dans la tourmente, mon sabre à la ceinture. Il m’aurait plu, poussé par une curiosité malsaine, d’assister du haut de mon cheval à l’invasion par la populace surexcitée des Tuileries où le roi avait été contraint, sous la menace des piques, de coiffer le bonnet rouge et de boire le mauvais vin des gargotes.
J’aurais entendu pour la première fois un cri d’alerte qui allait se répandre dans tout le pays : « La patrie est en danger ! » Le gouvernement demandait des volontaires. Il en vint de partout.
Ma permission finie, je repris la route de Paris.
Conscient que mon séjour dans la capitale serait de courte durée, je débarrassai ma mansarde de divers impedimenta cédés à un brocanteur, avant de me présenter aux bureaux de la Guerre, comme j’en avais l’obligation.
Mon grade de sergent de la défunte garde constitutionnelle ne valait pas pipette, si bien que je fus affecté aux armées de ligne comme simple soldat d’infanterie.
Le 9 août de l’année 1792, j’embarquai pour une destination imprécise, vers le nord, privé de mon cheval, ce qui me fut d’autant plus pénible qu’une chaleur torride allait nous accabler durant des jours.
J’appris en cours de route la déchéance du roi, victime de ses veto, son incarcération au Temple et la création d’une Commune insurrectionnelle. Le peuple criait : « À bas Veto ! À mort le cochon ! » On chantait un hymne patriotique, le chant de guerre des armées du Rhin devenu La Marseillaise . Des émeutiers armés avaient massacré les Suisses chargés degarder les Tuileries. L’Ancien Régime venait de sombrer dans les oubliettes de l’histoire.
Malgré mes convictions révolutionnaires, j’en avais le cœur serré. Comment oublier l’image que je gardais de la reine Marie-Antoinette ? Un matin, alors que je commandais une patrouille de la garde, je l’avais vue, accompagnée du dauphin, jeter des miettes aux poissons, dans le bassin du château. Je l’avais saluée ; elle m’avait souri. Le soleil de juillet l’enveloppait d’une grâce à laquelle, me disais-je, la pire canaille n’aurait pu rester insensible.
Les événements se précipitaient. J’allais apprendre que le bourreau Sanson affûtait le couperet de sa guillotine et que Paris, s’il manquait de pain, allait être abreuvé de sang.
2
Mes premières armes
Relater par le menu mes premières campagnes m’entraînerait trop loin, l’essentiel de mon propos concernant les guerres d’Espagne et les deux sièges de Saragosse. Je vais m’en tenir aux événements les plus importants, auxquels je fus mêlé durant ces quelques années.
Je fus versé dans l’armée de Dumouriez. Une armée ? Plutôt une horde de volontaires mal encadrés, mal équipés, sans la moindre expérience de la ligne, tout comme moi. J’appris sans surprise que le duc de Brunswick avait envahi la Lorraine, pris Longwy et Verdun avant de marcher sur Paris.
Dans la capitale, le règne de la Terreur avait débuté. En septembre, l’insuccès de nos troupes avait provoqué des massacres d’innocents dans les prisons et les établissements religieux. Ce n’était pas user d’une
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