Mourir pour Saragosse
forêts vierges du Nouveau Monde, mais je finis toujours par trouver le chemin menant à la lumière.
Nous avons un bel automne, fleuri de nuages abandonnés par l’été. L’air est doux et savoureux comme une chair de femme au réveil. Les vendanges passées, une grande paix est descendue sur nos collines et nos vallées. Sur l’esplanade d’où l’on aperçoit, derrière les peupliers, les tours majestueuses duchâteau de Beauregard, mes chiens aboient contre les merles et les nuages.
Parfois des mains se posent sur mes épaules et une voix de femme me dit :
– Antoine, il est temps de rentrer. L’air fraîchit. Tu vas prendre froid…
L’été de l’année 1798, après maintes démarches auprès d’Audouin, j’ai reçu mon affectation dans le régiment de chasseurs à cheval cantonné dans les Alpes sous le commandement du colonel Fournier, dont le départ avait creusé en moi un insupportable sentiment d’abandon.
Ironie du sort : en vertu de ses connaissances en droit, qui étaient sommaires, il avait été nommé au conseil de guerre de la division Quantin.
– Je ne vais pas rester longtemps dans ce corps, me dit-il après m’avoir serré contre sa poitrine. J’attends mon affectation au 4 e de hussards où je vais hériter des restes de la désastreuse expédition de Hoche en Irlande.
Il ajouta en bourrant sa pipe à la table du mess :
– Au ministère, on s’imagine que je suis un militaire ordinaire, alors que je suis un guerrier. Malgré quelques attraits, la vie de garnison me rend malade. J’ignore ce que je vais bien pouvoir foutre de ces bougres de retour d’Irlande avec le moral dans les chaussettes, mais j’en ferai des soldats, millard de Diou ! Je les attends, avec ma feuille de route, et à moi l’Italie et les Italiennes ! Je vais te faire incorporer comme second. Ne me remercie pas. Tu vas en baver, mon frère…
Le 9 novembre de l’année 1799 (le 18 brumaire de l’an VIII selon le calendrier républicain), de retour d’Égypte, Bonaparte provoqua un coup d’État et remplaça les Directeurs par des consuls. Cet événement changea la face du monde.
L’été de l’année 1800 allait être marqué par une seconde campagne d’Italie qui surpasserait la précédente. J’ai vécu cette épopée en compagnie, pour une large part, de mon ami François. Je ne saurais m’y attarder, tant elle est riche d’événements.
Durant la traversée des Alpes, nous nous sommes heurtés aux forteresses tenues par les Autrichiens. Après la prise héroïque de Chiusella, citadelle tenue par le général Kinski, le courage de Fournier a attiré l’attention du maréchal Lannes. Chaque jour nous a apporté son lot de souffrance. Nous avons dû nous battre contre l’ennemi mais aussi contre la neige, le vent glacial, les rudes montées entre des précipices : un calvaire au quotidien.
Un soir, au bivouac près de Chivasso, sous sa tente balayée par les bourrasques, François me confia son jugement sur le général Bonaparte.
– Ce foutu Corse est pétri d’ambition. Tu verras que, cette campagne terminée, démangé par la politique, il enverra paître tous les autres, ces fantoches, pour prendre leur place !
Nous sommes entrés sans trop de pertes dans Pavie où les Autrichiens avaient abandonné la totalité de leurs magasins d’équipement et de vivres. Accablé par la chaleur, je me suis baigné dans le fleuve Pô. Rude empoignade, en revanche, à Montebello où le général Ott nous attendait avec des forces trois fois supérieures aux nôtres. Nous avons enlevé la position au prix d’une soixantaine de nos hussards, tués ou blessés.
C’est à Marengo que nous allions remporter la plus grande victoire de cette campagne, grâce aux renforts amenés par Desaix et une charge héroïque de Kellermann, fils du héros de Valmy. À Alexandrie, de concert avec la garde consulaire de Bessières, nos hussards dispersèrent les escadrons autrichiens. François reçut à cette occasion, de la part de Bonaparte, un sabre et un pistolet d’honneur. Il s’écria :
– S’il croit reconquérir ma confiance par ces hochets, il se trompe !
La capitulation d’Alexandrie s’accompagna de quelques changements dans la cavalerie. Nos escadrons et ceux du 21 e de chasseurs rejoignirent l’armée du maréchal Moncey, que j’allais retrouver plus tard devant Saragosse. Ce n’était qu’un répit. La guerre reprit dans les derniers jours de
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