Mourir pour Saragosse
d’un charisme démoniaque. Pour un propos maladroit ou une attitude méprisante, son sabre jaillissait du fourreau et il sortait toujours vainqueur du duel, sarcasme aux lèvres.
Je considère comme une aberration cette pratique où la force et l’adresse priment le droit. Comment le personnage intelligent et relativement cultivé qu’était François pouvait-il ignorer cette évidence ? J’ai tenté sans succès de me faireexpliquer les raisons de cette odieuse manie qui risquait de nuire à sa carrière : chaque fois, il se refermait sur son secret comme une huître. J’ai toujours vécu avec la hantise d’apprendre sa mort face à un bretteur plus fort ou plus habile que lui. Il devait détenir une botte secrète, comme au temps des mousquetaires.
Je passe sur les démarches qu’il avait effectuées auprès des autorités militaires afin d’obtenir le poste de second de l’ancien gouverneur de Paris, le général Augereau qui, disait-on, « portait de l’or jusque sur ses bottes ». En sa compagnie, François s’en était mis plein les poches. Ils s’entendaient comme larrons en foire pour la bamboche et les jeux d’argent dans lesquels le général excellait.
Fort de cette protection, François aurait pu ambitionner une carrière prestigieuse. Il allait être déçu.
Excédés par les attitudes ostentatoires d’Augereau, les Directeurs le réexpédièrent en Allemagne. Comparé à de grosses pointures comme Hoche ou Moreau, il fit preuve d’une telle incompétence qu’il fut relégué à l’armée des Pyrénées. François partit quant à lui pour l’Italie où le général Bonaparte allait lui faire goûter l’ivresse de la gloire.
3
Un sacré phénomène
Manoir de Barsac en Périgord
Se battre contre le temps, à l’âge vénérable auquel je suis parvenu, n’est pas une mince préoccupation. Je me dis chaque soir, au coucher, que je ne reverrai peut-être pas la lumière du jour. Lorsque je me réveille, une question récurrente m’obsède : aurais-je la patience et la force de mener à bien le devoir auquel je me suis engagé ?
Le prélude aux sièges de Saragosse a pris, j’en ai conscience, une ampleur imprévue, si bien que j’ai parfois l’impression de cheminer en chariot de fossé en fondrière, au risque de m’y embourber. À la réflexion, je me dis que ce préambule était nécessaire pour me préparer à affronter les événements majeurs de mon existence. La consistance et la véracité de l’histoire étaient à ce prix.
Si je me suis attardé sur le personnage de Fournier, c’est que je vois en lui le modèle de ces officiers de la Révolution et de l’Empire qui, partis de rien, promis à une vie paisible, ont voué à la guerre une dévotion insatiable à laquelle, moi, par sagesse et raison, j’ai pu échapper. J’accepte sans le moindre sentiment de jalousie de voir leurs noms retenus par l’histoire, alors que le mien, à juste titre, n’a pas cette faveur. Des drames que je me propose d’évoquer en faisantappel aux notes prises sur le vif et à mes souvenirs, je fus le témoin plus que l’acteur ; je n’ai jamais reculé devant le danger mais ne l’ai pas cherché.
François Fournier, archétype de cette nouvelle chevalerie ? Voire. S’il en a partagé le courage indomptable et l’esprit de sacrifice, il ne sort pas indemne de cette comparaison. Il a quitté ce monde avec une réputation de « sacré phénomène », de « tête brûlée », de « mauvais sujet ». Qu’importe ? C’était mon ami et je suis fidèle en amitié.
Que l’on ne m’imagine pas attaché nuit et jour à ma table de travail : je profite de mon mieux d’un temps qui m’est compté. Privé d’une jambe au cours d’une bataille dans la plaine de Wagram, j’ai renoncé aux promenades à pied mais pas au cheval ; une fois par semaine, je fais le tour de mes métairies. Mes nuits sont paisibles et je respecte la sacro-sainte tradition de la sieste après le mérindé, sous mon tilleul lorsque le temps le permet. Je fume encore, modérément, ma vieille pipe en terre. En revanche, je ne me prive pas du vin de mon vignoble, qui est honnête, généreux et sans prétention.
On me pardonnera certaines confusions dans ce récit. Je dois parfois malaxer plusieurs témoignages pour en faire jaillir une réalité approximative. Sans abuser des métaphores, je puis dire qu’il m’arrive de me perdre dans les dédales de l’histoire comme dans les
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