Mourir pour Saragosse
un climat de haine. Vous auriez dû, pour le moins, vous emparer de lui et le faire conduire au quartier général !
– Allez-vous m’infliger un blâme, mon général ? Me faire passer en conseil de guerre pour intelligence avec l’ennemi ?
Il éclata de rire et me tapa sur l’épaule.
– Oublions cet incident, Barsac, mais tâchez de vous montrer moins charitable. Vous en serez quitte pour m’offrir un verre.
Je lui offris un repas.
Le moins que l’on puisse dire est que les rapports entre Lannes et Junot étaient tendus.
Après le rappel de Moncey, Junot, oublieux de ses insuccès au Portugal et de sa mauvaise réputation, avait ambitionné de prendre la direction du siège. C’est Lannes qui avait reçu cet honneur, à la satisfaction générale et à la mienne en particulier. Il était résulté de ce choix une animosité qui, par chance, n’avait que rarement l’occasion de s’exprimer, Junot passant plus de temps dans son château qu’au quartier général.
Il me revient une discussion que j’eus à ce propos avec Lejeune. Je partageais avec lui une amitié qui avait engendré avec le temps un tutoiement tacite. Quand il me demanda ce que je pensais de Lannes, je lui répondis avec ma franchise habituelle :
– Mon opinion est mitigée. Sans conteste, c’est un brave. Il suffit pour s’en convaincre de voir sa constellation de médailles glanées dans toutes les campagnes impériales et de lui faire énumérer ses blessures. En revanche, je lui reproche sa morgue, son mépris pour certains de ses inférieurs qui ne le méritent pas, son obstination dans l’erreur… Junot a raison de lui reprocher de prendre ses décisions en fonction de son instinct plus que de la logique.
– Et que penses-tu de Junot ?
– Plus de mal que de bien. Je frémis en pensant que cet énergumène aurait pu devenir notre général en chef. Il aurait multiplié les bravades et, ce qui est plus grave, les erreurs. Il s’intéresse davantage à ses « soirées mondaines » qu’aux opérations du siège. On le voit peu, et c’est peut-être mieux ainsi.
Lejeune se contenta de me dire :
– Antoine, je partage ton avis, à quelques nuances près. Personne ne m’ôtera de l’esprit que Lannes, malgré ses excès d’autorité et ses jugements parfois hasardeux, est l’homme de la situation. Quant à Junot, souffre que je n’en dise rien…
Je connaissais les raisons de cette réserve. Lejeune était parfois invité au château pour des soirées dont il évitait de me parler.
Nous allions, par la suite, avoir d’autres entretiens à propos de Lannes.
Alors que j’étais en garnison à Madrid, j’avais pris connaissance des états de service de nos principaux officiers supérieurs. Ceux de Lannes étaient éloquents. Junot, qui le jalousait, disait de lui qu’il était le « chouchou » de l’Empereur, ce que beaucoup pensaient. On assimilait sa bravoure à celle du chevalier Roland, ce qui, implicitement, faisait de Napoléon un héritier de Charlemagne.
De modeste extraction, fils d’un petit commerçant, Lannes avait le mérite d’avoir accédé sans user de protections aux sommets de la hiérarchie militaire. Il s’était jeté dans la Révolution et avait rebondi dans les armées patriotiques. Il disait souvent : « Lorsque le métier m’appelle, j’oublie tout ! » Il oubliait même les coups de griffe de la guerre : un bras traversé par une balle à Banyuls, une épaule endommagée à Governolo, trois blessures à Arcole, un éclat d’obus à la jambe à Aboukir, et j’en passe ! La mort le sollicitait en permanence, mais il accueillait par le mépris les invites de cette mégère. Il allait à la bataille « comme à la noce », et non comme à ses obsèques.
Ses relations avec l’Empereur n’étaient pas exemptes d’esprit critique. On m’a rapporté qu’informé de l’échec du premier siège de Saragosse, il s’était écrié dans son franc-parler : « Ce foutu Bonaparte nous y fera tous passer ! » Je doute que ces propos fussent parvenus aux oreilles de son maître. Il l’aurait payé cher…
Junot avait paru émerger de sa léthargie le jour où, excédé par les lenteurs du siège, il avait surgi au quartier général au cours d’une réunion en s’écriant :
– C’est assez lanterné ! Il faut en finir au plus vite. Je suis partisan d’un assaut général. Qui m’aime me suive ! Je vous promets que cette ville nous
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