Mourir pour Saragosse
ouvrira ses portes après deux ou trois jours de combat !
Personne ne l’aimait suffisamment pour le suivre. Son intervention fut un coup d’épée dans l’eau. Ses commensaux tentèrent de lui faire comprendre que Saragosse n’était pas une bourgade qu’on aurait pu réduire à merci par quelques coups de canon. C’était s’adresser à un sourd.
Mortier lui avait lancé :
– Je te rappelle que cette ville compte plus de soixante mille combattants qui ne sont pas des mauviettes et que nous sommes en ce moment à peine seize mille ! Il faudrait un miracle pour qu’un assaut final réussisse dans les conditions présentes. Fais donc comme César : frappe la terre du talon et, s’il en sort une armée de renfort, je suis prêt à te suivre.
Junot jeta son verre et le piétina avec rage en hurlant :
– Vous n’êtes que des poules mouillées ! Face à cette tourbe de boutiquiers et de paysans, vous tremblez de peur !
– Comme tu as tremblé toi-même, Junot ! s’écria Lannes, devant les Anglais de Wellesley, à Vimeiro, en laissant entre leurs mains deux mille hommes et treize canons !
Junot chancela, blêmit et répliqua d’une voix sourde. :
– C’en est trop. Tu me répondras de cette allusion humiliante.
Il prit son chapeau, toisa l’assemblée d’un regard haineux et disparut. Il avait envisagé un duel ; il n’en fut plus question et nous en fûmes fort aise. Lejeune était d’accord avec moi pour convenir que Junot était animé dans cette discussion par la folie qui allait, quelques années plus tard, faire de ce héros une épave.
Nos magasins manquant de nouveau de vivres, notre situation devenait de jour en jour plus critique. Les réquisitions opérées dans les parages se résumaient à de simplespillages et ne donnaient que des résultats médiocres. Des convois nous furent annoncés ; attaqués en cours de route par les rebelles, ils ne nous parvinrent pas.
Pour comble de misère, les installations sanitaires d’Alagon étaient dans un état pitoyable : elles manquaient de personnel, de lits, de médicaments, si bien que beaucoup de malades et de blessés mouraient faute de soins.
Marcello Bandera nous apprit que les frères de José de Palafox parcouraient inlassablement l’Aragon et les provinces insurgées pour effectuer de nouvelles levées parmi la paysannerie. Ces campesinos ne méritaient pas le nom de soldats. Ils méprisaient la discipline et désertaient à la moindre réprimande, mais c’étaient de fameux tireurs, habitués qu’ils étaient à la chasse. D’autre part, ils ne se montraient pas exigeants pour le confort et la nourriture : une galette de seigle, une poignée d’olives ou de fèves, une orange suffisaient à leur subsistance.
Nous apprîmes que le général Verdier, héros de la traversée de Somosierra, venait de battre à plate couture en Nouvelle-Castille, à Uclés, un général marchant à la tête d’une armée régulière, le duc de l’Infantado. À Madrid, on avait fêté cette victoire ; nous la saluâmes de quelques coups de canon.
Informé lui-même de cette fâcheuse nouvelle, Palafox allait riposter à sa manière.
Il fit sortir de la ville, dans le brouillard d’un petit matin, trois colonnes fortement armées. La première, dirigée sur San-José, était parvenue, par surprise, à s’emparer de cette position mais avait dû se retirer après une charge à la baïonnette du général Laval.
Une autre colonne atteignit nos défenses du Monte-Torrero, en submergea les retranchements, massacra lesoccupants mal réveillés et encloua canons et mortiers, mais ne put accéder à cette colline.
La dernière colonne ne nous causa guère de pertes, une compagnie de chasseurs à cheval, surgissant sur ses arrières, l’ayant refoulée et contrainte au repli.
Lannes dut se dire qu’après cet échec, l’ambiance serait favorable à une nouvelle négociation.
Il confia cette délicate démarche à l’un de ses aides de camp, le capitaine Saint-Marc. En vertu de ma connaissance de la langue du pays, je fus choisi pour l’accompagner, ainsi que trois autres officiers. Je me serais bien passé de cet honneur, Palafox parlant un français des plus corrects.
Précédés d’une trompette et du drapeau blanc, nous avons pénétré dans la ville par l’entrée du Portillo, située à l’ouest. On nous fit descendre de cheval, on vérifia que nous étions désarmés et on nous banda les yeux. Tout au
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