Mourir pour Saragosse
long du trajet jusqu’au palais de l’Inquisition, nous fûmes la cible d’une lapidation en règle sans que l’on daignât nous en protéger. Un énergumène m’arracha une épaulette d’un coup de gourdin, un autre mon shako et une pierre lancée par une femme me heurta la mâchoire. L’affaire se présentait mal, et rien n’incitait à croire que nous allions revenir indemnes de cette mission.
Lorsqu’un soldat nous ôta notre bâillon, nous nous trouvions dans une salle de vastes dimensions dont l’un des murs, au-dessus d’une cheminée de marbre gris, était occupé par un tableau qui me parut être de Vélasquez.
Après quelques longues minutes d’attente, Palafox s’avança vers nous en laissant le fourreau de son sabre traîner sur le dallage rose. Il était escorté de trois officiers et de deux civils, sans doute membres de la junte. Il nous salua d’un bref hochement de tête.
Tandis qu’il lisait le message de Lannes, j’observai son visage pétri dans une argile jaunâtre, marqué de boursouflures et de cernes accusés. C’était le visage d’un malade ou d’unhomme arrivé au terme de son énergie, ce qui me parut un signe favorable. De tout le temps de sa lecture, il n’avait cessé de pincer sa lèvre inférieure, entre le pouce et l’index, un geste qui laissait apparaître des dents gâtées par l’abus du tabac.
Il nous dit d’un ton arrogant :
– Messieurs, patientez dans cette pièce, le temps pour moi de rédiger une réponse. Je vais faire soigner vos blessures. Pour éviter de nouveaux incidents, vous ne quitterez ce palais qu’à la nuit tombée.
Il nous envoya un étrange personnage brandissant de la charpie et un flacon de liquide jaunâtre, qui se mit à chantonner des airs de zarzuelas en passant de l’un à l’autre, avec des mimiques burlesques, comme s’il jouait une comédie de Lope de Vega. Je souffrais du coup porté à la mâchoire, mais Saint-Marc, blessé à la tête, avait le visage en sang et nos autres accompagnateurs faisaient figure d’éclopés.
On nous laissa deux bonnes heures dans la pénombre, volets clos, avec à notre porte deux gardiens, figés comme des statues. Ce n’est que peu après le début du couvre-feu que nous fûmes, sans avoir revu Palafox, reconduits au Portillo où un officier espagnol nous rendit nos chevaux.
C’est seulement le lendemain que nous eûmes connaissance de la réponse du généralissime. Je la résume :
Je connais l’importance de votre armée. Il vous faudrait dix fois plus d’hommes et d’artillerie pour nous imposer une capitulation… Notre ville se fait et se fera honneur de ses ruines. Nous ignorons la peur et ne nous rendrons jamais.
Il avait joint à sa missive une coupure de la Gazetta annonçant la victoire à brève échéance des assiégés. Autant de pieux mensonges destinés à entretenir la confiance de la population, mais qui sonnaient creux.
Dans la semaine qui suivit cette mission, notre état-major fit prendre un nouveau tour aux opérations. Il débuta par un drame qui allait durement m’atteindre au cœur et au corps : la mort du chef du génie, le général Lacoste, au service duquel j’étais affecté.
Un matin de brume et de neige de la mi-janvier, au cours d’une tournée d’inspection entre Santa-Monica et l’huilerie de Goicoecha, à l’ouest, il m’expliqua sa stratégie qui consistait à creuser des retranchements en zigzag en nous approchant à moindre risque de l’enceinte qui, à cet endroit, était faite de bric et de broc.
– Si cette méthode réussit, me dit-il, nos fantassins pourront, après quelques tirs de canon et de mortier, pénétrer sans trop de pertes dans la ville.
Il ajouta :
– Descendons pour voir où en sont les travaux de terrassement.
Il descendit plus vite qu’il ne l’avait prévu, une balle tirée des remparts l’ayant blessé à la poitrine. Incapable de le retenir, du fait de sa corpulence, je tombai dans la tranchée avec lui, me rompis un bras au niveau du coude et me meurtris le visage et le crâne.
Lacoste n’était pas mort mais inconscient. Un fourgon nous conduisit à bride abattue à l’infirmerie d’Alagon. J’avais retrouvé mes esprits mais souffrais atrocement ; Lacoste, allongé près de moi, respirait encore mais perdait beaucoup de sang sous son pansement de fortune.
Responsable de l’infirmerie, le chirurgien Louis-Vivant Lagneau, homme jeune et affable mais au visage marqué par la
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