Mourir pour Saragosse
fatigue, s’empressa de nous trouver deux matelas maculés d’un sang à peine sec qu’il fit poser côte à côte dans la chapelle, à même le sol, en s’excusant de ne pouvoir faire mieux. Une patrouille avait été prise à partie la veille, près de Pedrola, à une lieue d’Alagon, et il avait des soins à donner aux blessés.
Il nous demanda notre identité. Quand il apprit que le moribond était le général Lacoste, son visage se contracta. Il examina sa blessure et me dit :
– Je ne peux rien faire pour lui, sinon tenter d’extraire la balle, mais l’hémorragie est importante et je crains qu’un poumon ne soit atteint.
Dans la nef de grandes dimensions de cette église désaffectée, l’horreur était à son comble. Ce n’était pas la première fois que je mettais les pieds dans une infirmerie, mais c’était toujours avec l’impression de traverser l’enfer de Dante. Le crucifix grandeur nature plaqué contre le mur d’en face, avec des contorsions figées d’agonisant, n’avait rien pour me rassurer.
Lagneau ayant fait transporter Lacoste à la chapelle consacrée aux opérations urgentes, un infirmier posa une attelle à mon bras et soigna les plaies de mon visage et de ma tête. Un verre d’eau-de-vie que j’avalai d’un trait me permit de supporter cette épreuve sans défaillir.
Lagneau revint vers moi, s’accroupit et chuchota :
– Vos blessures sont sans gravité. En revanche, je ne peux rien pour votre général. Il demande à vous voir. Je vais vous faire conduire jusqu’à lui.
Lacoste vivait ses derniers instants. Il avait repris conscience, mais du sang coulait de ses lèvres. Il me fit signe d’approcher au plus près et me dit d’une voix faible, à travers une écume de sang :
– Mon épouse… il faudra, Barsac… mon fils, le collège… dans mon coffre… des notes sur le siège… il faudra les remettre à…
Ce furent ses dernières volontés ; je me promis de les respecter malgré leur confusion. Sa main, qui retenait la mienne, relâcha son étreinte, son regard chercha je ne sais quoi sur les voûtes ogivales puis, après avoir vomi un flot de sang, il ferma les yeux. Quelques minutes plus tard, sans cérémonie, son cadavre fut jeté dans une fosse sur laquelleon planta son épée en guise de croix. Je retrouvai dans ses poches une paire de lunettes, une tranche de pain, quelques pesos et un carnet de notes : des reliques que je me proposai de remettre au maréchal Lannes.
J’avais appris à estimer cet officier de grand talent dans sa partie, un homme réputé pour son gros appétit, son humeur joviale et sa générosité. À plusieurs reprises, au cours de nos repas au mess, je lui avais donné une part de mes rations. Il me disait avec un large sourire : « Barsac, vous êtes un frère pour moi. Dieu vous le rendra… »
Curieuse conjoncture du destin : le même jour, à Huesca, son égal en matière de génie, l’ingénieur Sangenís, était mort, dans des circonstances que j’ignore. Je me plais à imaginer une rencontre entre ces deux êtres d’exception, et la qualité de l’entretien qu’ils auraient pu avoir sur leur mission.
Ils avaient sûrement conscience, l’un et l’autre, d’œuvrer non pour donner la mort mais pour préserver des vies humaines.
Le lendemain, alors que je m’apprêtais à monter dans le fourgon qui me reconduirait à Saragosse, Lagneau me dit :
– Lorsque vous rencontrerez le maréchal Lannes, dites-lui que nous manquons cruellement de médicaments, de lits et de vivres. Je fais l’impossible pour sauver nos hommes, mais je ne suis pas le bon Dieu.
La mort de Lacoste affecta le moral des troupes. Lannes adressa un message à l’Empereur pour l’informer de cette perte.
Notre chef allait être remplacé, dans le corps du génie, par le général Joseph Rogniat. À peine avait-il pris ses fonctions qu’il me confia que, comme son prédécesseur, il prenait des notes, pour un projet d’écriture auquel sa retraite serait consacrée. Preuve de la confiance qu’il me manifestait, il meprévint, sans me donner les motifs de cette antipathie, qu’il « ne se montrerait pas tendre avec l’Empereur ».
Cette confidence m’indisposait. Elle faisait de moi un complice. Au demeurant, nos rapports n’en furent pas affectés. J’appréciais la franchise un peu bourrue de cet officier de belle carrure, à fortes moustaches et au regard pétillant de malice.
Alors que la situation
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