Mourir pour Saragosse
je suis arrivé à Passy où j’ai été retenu quelques jours en quarantaine.
Libéré à la mi-août, je me suis présenté au domicile de François Fournier, rue Notre-Dame-des-Victoires, où je fus reçu par une vieille dame qui n’avait jamais entendu parler de lui. Quant au concierge, il avait fait retourner le courrier de François à l’envoyeur. Mme Hamelin, chez qui je me rendis, me confia qu’elle n’avait pas de nouvelles de cet « hurluberlu » et s’en passait fort bien.
Je ne sais trop ce qui pouvait encore me lier à ce personnage avec lequel je n’avais aucune affinité et que j’avais même de sérieuses raisons de détester. Le fait qu’il eût débuté comme moi à la garde nationale de Sarlat ne suffisait pas à expliquer nos étranges rapports, d’ailleurs distendus par le temps et la disparité de nos destinées.
Je crois que ce qui m’attachait à lui était une singularité qui tranchait avec la morne vie bourgeoise de son milieu. Il y avait en lui quelque chose qui relevait du phénomène de cirque ou du théâtre.
Je ne pouvais décemment regagner le Périgord sans rendre une ultime visite à l’oncle Jérôme. Je lui consacrai ma dernière journée.
Je tirai la sonnette et restai quelques instants à attendre qu’on y répondît. Il fallut que je m’y reprenne à deux fois pour que la porte s’ouvrît et que le valet me fît entrer. Il me dit d’une voix chevrotante en me précédant :
– Monsieur est dans la maison du mort.
– Vous voulez dire que mon oncle…
– Hélas oui, monsieur. Il a passé il y a un mois environ, mais, avant de décéder, il m’a confié un document pour vous.
Il fouilla dans le tiroir d’une commode, en tira une grosse enveloppe de cuir orné du blason de la famille, et me dit :
– Voici, monsieur, la copie du testament de mon maître. Toutes les pièces y figurent. Le notaire, maître Desmoulins, attend votre visite pour quelques signatures.
En lui demandant les circonstances de ce décès, j’appris que mon oncle avait été la victime consentante des bonnes tables du quartier, et notamment du Saint-Louis où, m’avait-il dit, il avait « sa serviette ». Il avait plus de quatre-vingts ans. Il avait eu la générosité de régler à son valet six mois de gages.
Je me retirai dans le cabinet pour prendre connaissance du testament. Je ne m’attendais pas à un bel héritage. Je me trompais ! Sans autre parent que moi, il me léguait, outre sa maison et son mobilier, la totalité de ses biens : trois appartements dans le quartier de Tolbiac, une rente généreuse, des intérêts dans une plantation de la Guadeloupe…
Entré pauvre dans cette demeure, j’en sortais riche !
Je me rendis à l’étude de maître Desmoulins, près du parc de Choisy, pour parapher quelques documents et lui confiai le soin de négocier au mieux mon legs, sans oublier une petite œuvre de Watteau représentant une demoiselle sur une balançoire, dont il devrait tirer un bon prix. Pour l’heure, je me contentais de ma rente. Je comptais restaurer mon manoir afin de le rendre habitable par un ancien officier de l’armée impériale.
Durant les quelques jours que je passai à Paris avant mon retour à Barsac, je m’informais dans les cabinets de lecture des dernières nouvelles des campagnes napoléoniennes.
L’Empereur avait failli être victime, à Schönbrunn, d’un attentat prémédité par Frédéric Staps, le jeune fils d’un pasteur luthérien. L’Empereur lui avait promis de l’épargner moyennant son repentir. Le terroriste avait payé de sa vie son refus.
L’Empereur avait rencontré une jeune Polonaise de bonne famille, Marie Waleska, qui était devenue son égérie. Le bruit courait qu’il pourrait bien répudier Joséphine pour épouser cette nouvelle maîtresse.
La guerre se poursuivait en Espagne et au Portugal, mais on ne parlait plus de Saragosse.
L’unijambiste que j’étais trottinait allègrement sur son pilon et ses cannes sur les boulevards, ma promenade favorite. Assis, par cette belle fin d’été, à la terrasse des cafés, j’y trouvais un spectacle permanent. Mes soirées se passaient au théâtre et mes nuits dans des bordels de luxe, une fantaisie que m’autorisait le pécule ramené d’Autriche.
Au début du mois de septembre, après avoir donné licence à mon valet de se retirer dans sa famille artésienne, je quittai l’appartement de mon oncle, où j’avais élu domicile avant
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