Mourir pour Saragosse
confié le soin de porter un message au maréchal.
– Je l’ai revu au retour de sa mission. Il tenait à peine sur ses jambes et son pansement était souillé de sang. Je lui ai conseillé de se faire soigner à l’infirmerie de Znaïm. Il m’a avoué qu’il préférait avoir affaire à des chirurgiens français ! Je lui ai donné satisfaction. Il a voulu me remercier en me faisant cadeau de son cheval. J’ai refusé poliment.
Au soir de la bataille, alors qu’il visitait les bivouacs, l’Empereur avait félicité Marbot pour son courage et lui avait promis de l’inscrire dans un ordre nouvellement créé, la Toison d’or, réservé aux officiers ayant au moins six blessures. Marbot ne comptait plus les siennes !
– Cet armistice conclu à Znaïm n’est pas la paix, conclut-il. L’Empereur a d’autres ambitions, dont il garde encore le secret, mais où qu’il aille, s’il me l’ordonne, je le suivrai…
Marbot ne resta à Schönbrunn que quelques jours, le temps de se faire soigner. Il m’aida à faire mes premiers pas, me procura une canne-siège et loua une calèche pour des promenades dans Vienne. Les deux éclopés que nous étions suscitaient de la compassion chez les vieilles dames et des sourires engageants chez les plus jeunes. Il insista pour me faire goûter diverses variétés de bières dans un kabarett à la mode où des violons jouaient des valses et des czardas.
Il m’annonça un jour que le maréchal Masséna, après avoir installé ses quartiers dans le somptueux palais Lobrowitz, réclamait sa présence pour une mission dont Marbot ignorait la teneur. Il me dit en m’embrassant :
– Je suis persuadé que nous sommes appelés à nous revoir, Antoine. Tu viendras me rendre visite à Altillac et nous parlerons de Saragosse et de Vienne. Si ce drôle de Fournier est encore vivant, il pourra se joindre à nous. Je n’ai guère de sympathie pour ce trublion, mais il doit avoir des choses intéressantes à raconter.
Je n’avais plus de nouvelles de mon ami depuis belle lurette. J’avais appris, au quartier général, qu’il guerroyait encore en Espagne. En revanche, alors que je me trouvais en Autriche, je reçus une lettre de Jeanne Fournier. Elle avait reçu à plusieurs reprises la visite d’Héloïse. En termes alambiqués, elle me laissait entendre que cette créature ne m’avaitpas oublié et souhaitait avoir de mes nouvelles. Je n’avais aucun motif de donner satisfaction à celle qui m’avait trahi.
L’armistice signé à Vienne par les deux empereurs privait l’Autriche de riches contrées peuplées de trois millions d’habitants et lui imposait de renoncer aux ports de l’Adriatique. Le duc de Bavière, pour ses bons et loyaux services, recevait la province de Salzbourg et le tzar Alexandre, pour sa neutralité, la Galice du Nord.
On dit que l’empereur François avait signé ce document d’une main hésitante…
Interrompu en Autriche, le conflit allait reprendre sous d’autres latitudes : en Espagne et au Portugal, où nous connaissions des fortunes diverses. Le trône du roi Joseph, qui avait dû se séparer d’une partie de son armée, craquait comme un meuble vétuste. Le 30 juillet, un corps expéditionnaire anglais avait débarqué en Hollande, dans l’île de Walcheren, mais ses effectifs, rongés par la fièvre des marais et assaillis par Bessières, avaient réembarqué piteusement, en laissant quinze mille cadavres dans la boue.
La guerre n’avait pas touché les États pontificaux mais, à Rome, les événements prenaient un tour dramatique. Le pape Pie VII, qui avait refusé de soutenir la ligue offensive et défensive contre les ennemis de l’Empire, avait fini par céder sous la menace de nos armes. Son humiliation avait été récompensée par une dotation de deux millions de francs. L’Empereur, ayant du mal à lui pardonner la bulle d’excommunication fulminée contre lui, l’avait fait arrêter et conduire à Savone. Ce fut pour le saint-père le début d’une longue pérégrination.
Encore mal remis de ma blessure et toujours fiévreux, je me réveillais la nuit pour gratter le moignon qui medémangeait. C’est dans ce mauvais état de santé, partagé entre la nostalgie des batailles et la hantise d’une retraite à laquelle j’étais mal préparé, que je repris, dans un convoi sanitaire, la route du pays.
Après un voyage éprouvant, par une chaleur saharienne et dans une promiscuité délétère,
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