Mourir pour Saragosse
près, mais je n’ai fait dans ce récitqu’en évoquer les grandes lignes, complétant mon expérience personnelle par les souvenirs puisés dans les mémoires des combattants.
Durant la bataille de Wagram, j’ai passé la majeure partie de mon temps à transmettre des messages en ma qualité d’aide de camp du général Lejeune et d’estafette. Je n’ai pu me jeter dans la mêlée. Contraint d’évoluer sous les feux de l’ennemi, je risquais ma vie et perdis deux chevaux.
Alors que la colonne Macdonald formée en carrés s’apprêtait à foncer sur le centre ennemi, le maréchal Berthier me chargea de porter un message à cet officier. Je faillis ne pas parvenir jusqu’à lui : une balle perdue m’avait broyé le genou gauche.
À peine de retour à l’état-major, l’Empereur, sans considération pour mon état, me confia une autre mission. Je devais trouver Masséna. Lejeune tenta de me l’épargner, mais je l’assurai que je pourrais l’assumer.
J’étais dans le piteux état qu’on imagine lorsque, ma tâche accomplie, Lejeune m’aida à descendre de cheval. Il me fit examiner par un infirmier qui effectua les premiers soins, avant de me conduire à l’infirmerie de Lobau, encombrée de blessés, pour la plupart aussi gravement atteints que moi. L’infirmier, à la requête de Lejeune, voulut me faire ausculter avant les autres, ce que je refusai malgré ma douleur.
Ce n’est qu’à la fin de l’après-midi, alors que je patientais par une chaleur accablante au milieu des chardons, que j’appris la victoire de nos armées. J’en conçus une joie intense qui, s’ajoutant à la douleur, me fit perdre connaissance.
Quand je revins à la vie, Lejeune était agenouillé près de moi, accompagné d’un colosse éclaboussé de sang des pieds à la tête comme un boucher.
– Je vais te confier, me dit-il, au chevalier de Varéliaud, un maître en matière de chirurgie. Tu peux avoir confiance. C’est lui qui a soigné la blessure au talon de l’Empereur.
Le « boucher » se pencha sur moi et hocha la tête.
– Tss… tsss…, fit-il avec une grimace. Ce n’est pas beau à voir. Ton genou est en miettes !
Il se mit à rire lorsque, ayant tâté ma blessure, je me mis à hurler.
– Il est douillet, votre protégé, dit-il à Lejeune. Notre homme n’a pas trop de fièvre. Je pourrai peut-être lui éviter l’amputation, sinon, couic, je lui coupe la guibole ! Barsac, tu as de la chance dans ton malheur. Tu vas bientôt regagner ton foyer !
Ce diagnostic sommaire n’avait rien de rassurant. Je me voyais mal, unijambiste, traînant mes nostalgies dans le triste manoir de Barsac.
L’infirmerie était installée dans une grosse ferme abandonnée de Lobau, au milieu d’un bois de trembles. On avait abattu les cloisons pour avoir plus de place. J’y retrouvai l’ambiance de l’hôpital d’Alagon, à Saragosse : odeurs fétides, dalles souillées de sang et de débris humains, plaintes, hurlements et grincement sinistre de la scie s’attaquant aux os…
Je ne sais si c’est la dose de sels de quinine mélangée à du sirop d’absinthe qu’on m’administra (« un traitement de faveur », m’avait dit Varéliaud), mais la souffrance s’apaisa à la tombée de la nuit et je pus m’endormir.
La nuit fut longue, traversée de cauchemars qui m’éveillaient en sursaut, la bouche pleine de salive. Quand je m’éveillai, peu avant le plein soleil, je constatai que j’avais pour voisin un voltigeur dont l’avant-bras avait été arraché par un éclat d’obus. Il n’arrêta pas tout au long de la journée de réciter ses patenôtres.
Le chevalier Varéliaud revint me voir en fin d’après-midi, alors que la chaleur de juillet avait transformé l’infirmerie en étuve.
– Ces quelques heures de sommeil semblent t’avoir fait du bien, capitaine Barsac. Tu parais en bonne condition. Ton tour ne va pas tarder. Tiens, bois ça.
J’ignore en quoi consistait la mixture qu’il me fit boire, mais, quelques minutes plus tard, j’avais sombré dans un profond sommeil. Quand j’en sortis, ce fut pour constater avec effroi qu’il me manquait une jambe. Je me démenai, protestai et demandai à Varéliaud ce qu’on avait fait de ce membre. Il éclata de rire.
– Eh quoi ? Tu voulais en faire une relique ? En cherchant bien, tu la trouveras peut-être à la décharge. Dis-toi, capitaine, que je t’ai sauvé la vie. Si je n’avais pas amputé cette
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