Mourir pour Saragosse
sa mise en vente par le notaire. Mon infirmité m’interdisant de longues chevauchées, je décidai de faire réparer l’antique calèche de mon oncle et de la doter d’un attelage de deux chevaux achetés au marché de la place de Grève.
Je fis mes adieux à la capitale, où je n’avais plus ni parent ni ami, par un mémorable balthazar au Soleil d’Égypte, un des bordels les plus réputés de Paris.
Le lendemain, je prenais la route du Périgord.
2
L’air du pays
Barsac, hiver 1809-1811
Après avoir chevauché, l’épée de Murat à mon flanc, à travers les sierras espagnoles et les plaines d’Allemagne ou d’Autriche, je me demandais, en abordant ma province, ce que j’allais faire de mon temps. En fait, l’ouvrage ne manquait pas, mais aurais-je le goût et le courage de le mener à bien ? Je me voyais mal dans la peau d’un gentleman farmer ou d’un Cincinnatus tenant les mancherons de la charrue ou enfermé dans mon cabinet pour établir des comptes d’exploitation.
Mon premier soin, deux jours après mon arrivée, fut de me rendre au Tapis vert pour prendre des nouvelles de Fournier. Je trouvai Jeanne, la tenancière, un peu décatie depuis notre première rencontre, mais encore alerte.
– Des nouvelles de ce garnement ? me répondit-elle, oui, j’en ai eu… Il y a deux mois. Depuis, rien ! Pas un mot. S’il avait reçu une blessure aussi grave que la tienne, mon pauvre petit, je ne le saurais même pas.
Elle m’offrit à boire une cruche de monbazillac et ajouta en allumant un cigare :
– Toi, malgré cette jambe de bois, tu parais solide comme la lanterne des morts ! Je suppose que tu vas t’installer àBarsac. C’est ce que tu pourrais faire de mieux. Le père Lavergne et son fils Robert sont des fainéants et des incapables. Milladiou ! laisser un si beau domaine presque en friche…
Elle ajouta en tirant les premières bouffées :
– Je vais te faire une confidence, petit. Quelqu’un d’autre t’attendait. Tu ne devines pas qui ?
Je fis la bête :
– Ma foi, non. Mes chiens, peut-être…
– Grand fada ! Je te parle pas de tes chiens mais d’Héloïse. Chaque jour de marché, elle vient me demander si j’ai des nouvelles de toi, comme si je tenais la poste. Me dis pas que tu t’en fous !
Je me contentai de hausser les épaules. Héloïse, veuve Brunie. Je ne savais que penser d’elle et de nous. Tant de bons souvenirs pour en finir là…
Je parlai à Jeanne de ses affaires. Pressée par la nécessité, elle avait laissé le Tapis vert devenir un tripot où se retrouvait la pègre plus ou moins fortunée de la ville. J’allais apprendre plus tard que sa gargote abritait trois ou quatre filles peu farouches qu’on pouvait avoir pour quelques sous.
J’étais d’une humeur de chien en débarquant à Barsac. À la suite d’un gros orage qui avait transformé la route en fondrière, j’avais versé dans un fossé, près de Cendrieux.
Arrivé au château en début de matinée, j’y avais été accueilli par les aboiements joyeux de mes chiens et la mine d’enterrement du père Lavergne. Il avait fait semblant de s’apitoyer sur mon infirmité, mais je devinais que ma venue lui faisait autant de plaisir que celle d’un vagabond de la forêt Barade.
Je lui avais demandé de me faire servir un petit déjeuner par la servante et d’aller réveiller son fils.
– Robert ? Il a pas couché ici cette nuit.
– Et où donc ?
– À Villamblard.
– Qu’est-ce qu’il fiche à Villamblard ? Il devrait être là, il me semble, et déjà au travail.
– Ça, Antoine, c’est ses affaires. Il vit à pot et à feu avec une drôlesse. Il a échappé à la conscription grâce à un accident. Il est tombé d’une échelle et s’est démis une épaule. Depuis, je peux rien tirer de lui, et moi, à mon âge, avec mes rhumatismes…
– Et tes deux autres fils, Hervé et Daniel ?
– Aux armées, en garnison à Strasbourg. Je n’en ai guère de nouvelles. Comme tu vois, Antoine, je vis seul, avec ma servante, Julia. Elle a pas inventé l’eau bénite mais c’est une brave fille. Faut que je te dise : elle m’est utile surtout la nuit. J’aime pas dormir seul, je fais des mauvais rêves…
Je m’étais retiré dans ce qui avait été ma chambre pour m’y reposer. Elle servait de réserve pour les vivres. J’avais appelé Julia et lui avais ordonné d’un ton peu amène de débarrasser cette pièce et de préparer mon
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