Mourir pour Saragosse
décision.
Le premier dimanche de l’Avent, les aboiements de mes chiens et le tintement des grelots me firent dresser l’oreille alors que je me reposais après la lecture d’une œuvre de Chateaubriand.
Sur la terrasse balayée par un vent glacial de décembre, je vis avec émotion s’avancer dans l’allée une carriole attelée d’un âne au pelage gris-blanc que je n’eus pas de mal à reconnaître.
J’aidai Héloïse à mettre pied à terre et ne lui refusai pas ma joue après qu’elle m’eut tendu son visage. Elle était vêtue sans affèterie des habits qu’elle portait pour la messe du dimanche avec, par-dessus, une épaisse mante de laine brune.
Le temps que je la fasse entrer et la débarrasse de son manteau et de son écharpe, nous n’avons pas échangé un mot, sinon un « bonjour » sans chaleur. Il semblait que cette rencontre fût convenue et nous épargnât les salutations d’usage.
Elle dut se méprendre sur ma réserve, due à l’émotion qui me figeait car, soudain, elle reprit sa mante et, me tournant le dos, s’apprêta à remonter dans sa carriole.
Je sursautai et m’écriai :
– Héloïse, attends ! Reviens, s’il te plaît et écoute-moi !
Elle s’arrêta avant de poser sa bottine sur le marchepied, resta un moment de dos, attendant sans doute que je revienne vers elle. Ce que je fis, muni de mes cannes. Elle ne résista pas lorsque je la serrai contre moi avant de la ramener à l’intérieur en lui murmurant à l’oreille :
– Il faut me pardonner. Ta visite était tellement inattendue.
– Je ne suis pas seule, me dit-elle. J’ai tenu à te présenter mon fils, Fabrice, qui vient d’avoir quatre ans. Il n’a aucun souvenir de son père, mort il y a deux ans, comme Jeanne a dû te le dire.
Fabrice descendit seul de la carriole. Je lui tapotai la joue, caressai ses cheveux drus et bouclés et lui fis compliment de sa bonne mine rougie par le froid. Il parut fasciné par mon pilon mais ne posa pas de question.
Je fis servir le thé par Julia, devant la cheminée. Le visage d’Héloïse avait pris une forme, une couleur et une consistancede pomme rosée. Un joli tortillon de cheveux s’était évadé de sa coiffe.
Elle me dit en s’asseyant :
– Pour ta jambe, Jeanne m’a mise au courant. J’imagine ce que tu as dû souffrir, mon pauvre ami…
Je bredouillai une banalité :
– Le martyre, oui, mais, que veux-tu ? ce sont les risques de la guerre. Une balle autrichienne… Dieu merci, je suis encore vivant et en bonne santé, comme tu le vois.
Nous gardâmes le silence tandis que Julia nous servait des crêpes de sarrasin toutes chaudes enduites de miel.
La conversation risquant d’être stérile, je reprochai à Héloïse de s’être hasardée à voyager, par ce temps, seule avec son enfant, alors que la forêt Barade, proche de son domicile, était un repaire de brigands. Elle se mit à rire.
– Crois-tu que je n’aie pas conscience du danger ? J’ai dans le coffre de ma carriole deux pistolets et je saurais m’en servir. Ça m’est déjà arrivé, il y a deux ans, entre Domme et Sarlat. Il a suffi que je montre mes armes pour que ces canailles prennent la fuite. Une autre fois, j’ai été suivie par des loups.
Je lui proposai de partager mon souper et de rester coucher à Barsac. Elle déclina mon invitation.
– Il se fait tard et je ne veux pas inquiéter ma famille. La route est longue mais j’ai l’habitude. Avec une bonne lanterne…
De tout le temps qu’elle resta, elle me parla brièvement, à ma requête, de sa situation. Elle tenait les comptes de l’huilerie familiale de Marval, près de Sarlat où elle allait encore, une fois par semaine, vendre ses produits sur le marché.
Elle me dit en remontant dans sa voiture :
– Antoine, je suis heureuse que tu ne m’aies pas repoussée comme je le craignais. J’ai longtemps réfléchi avant de me décider. Puisque ma présence semble t’être agréable, je peux revenir et dîner chez toi. Si tu viens à Sarlat, tu sauras où me trouver : à la même place, à droite devant la cathédrale.
Je l’aidai à remonter dans sa carriole et lui tendis le petit Fabrice qui venait de s’endormir sur mon épaule.
En la regardant disparaître dans la brume, j’étais possédé par une singulière impression : il me semblait qu’un arbre, par un phénomène de génération spontanée, venait de percer le sable de mon désert et de m’offrir ses
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