Mourir pour Saragosse
rendez-vous du « Soleil d’or »
Barsac, année 1826
L’été de cette année-là allait me donner l’occasion, longtemps espérée et souvent déçue, de renouer avec les deux seuls amis qui me restaient de l’époque de l’épopée impériale : les généraux François Fournier-Sarlovèze et Jean-Baptiste Marcellin de Marbot. J’aurais aimé y joindre cet autre ami, le général Louis-François Lejeune, mais je n’avais de nouvelles de lui que par les gazettes de Paris, qui vantaient son talent de peintre et de lithographe. Nous vivions désormais, lui et moi, dans deux mondes trop différents pour espérer les voir se rejoindre.
Faire se rencontrer Fournier et Marbot, qui ne manifestaient guère de sympathie l’un pour l’autre, m’avait paru de prime abord une gageure. Je dus, pour y parvenir, expédier de nombreux courriers. Quand l’un était consentant, l’autre se dérobait. Ce manège dura des mois, mais je tenais trop à les voir pour baisser les bras. Je n’en attendais ni miracle ni révélation majeure, mais j’avais la certitude qu’un échange pourrait nous être agréable et enrichissant de par nos expériences personnelles.
Une date fut enfin arrêtée. Fournier m’avait répondu : « Bonne idée, Antoine, et cochon qui s’en dédit ! » Et Marbot :« Il faudrait que je sois mort ou infirme pour manquer ce rendez-vous ! »
Avec l’aide d’Héloïse, je me mis en quête d’un restaurant, entre Sarlat et Beaulieu de préférence, afin que mes deux invités n’eussent pas trop de chemin à faire. Héloïse, au retour d’une prospection, me proposa un des meilleurs établissements de la région, le Soleil d’or de Souillac, un ancien manoir juché sur une falaise de la Dordogne avec terrasse sur le fleuve.
Le propriétaire, Delvert, tenait de la girouette. Sous la Révolution, ce virtuose de l’opportunisme avait baptisé son restaurant Le Bonnet d’or , en allusion au bonnet phrygien des sans-culottes. Sous le règne de Napoléon il avait changé son nom en Aigle d’or . Le roi Louis XVIII régnant, il avait fait peindre une nouvelle enseigne : Le Soleil d’or .
Lorsque je le rencontrai pour passer la commande, il me dit :
– Je tiens à ce qu’il y ait de l’or dans mon blason. Ça fait riche, et, comme ma clientèle comporte plus de messieurs huppés que de culs-terreux, ça rassure…
– Que m’importe que vous ayez choisi l’or ou l’argent, lui avais-je répondu, pourvu que vous soyez digne de votre renommée. Vous allez accueillir des officiers supérieurs de l’Empire.
Il s’était gratté la barbe.
– Vous n’avez pas dans l’idée, je l’espère, de comploter contre le roi ?
Je l’avais rassuré : ce rendez-vous n’avait pour but que de nous raconter nos souvenirs de campagne. Marbot assumait d’ailleurs des fonctions dans l’état-major de la Restauration.
Delvert avait paru se satisfaire de cette explication.
J’avais une certaine sympathie pour ce bonhomme jovial, guetté par l’obésité, qui avait fait de son métier une mission sacrée.
J’avais, si je puis dire, attrapé Marbot au vol. Après deux années d’exil à Francfort à la chute de l’Empire, il résidait à Paris, au numéro 13 de la rue Duflos. Il revenait en Corrèze pour négocier la vente d’une partie de son domaine de La Rivière. Ce serait son dernier séjour dans cette résidence : il allait être appelé en Algérie et se retirer ensuite à Bonneuil, non loin de Paris, pour rédiger ses mémoires.
Appelé à Sarlat à la mort de Jeanne pour la vente du Tapis vert, Fournier m’avait appris qu’il avait participé à la bataille de Waterloo. Il avait eu des mots avec Napoléon et avec nos nouveaux souverains. Ces derniers le considéraient comme un dangereux hurluberlu mais un redoutable meneur d’hommes. Il était devenu royaliste par la force des choses plus que par conviction.
Je tenais à ce que nous fussions seuls à ces agapes, le premier dimanche de juillet. Héloïse s’en montrant frustrée, je décidai qu’elle me suivrait mais dînerait avec Félicien, dans une salle du rez-de-chaussée.
Le rendez-vous avait été fixé à onze heures. Marbot, qui avait peu de chemin à faire, se présenta le premier.
Je ne l’avais pas revu depuis des années et faillis ne pas le reconnaître. Sa petite taille et son embonpoint lui donnaient l’allure d’un poussah, si bien qu’il semblait « rouler » sur sa monture. Il
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