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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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du dernier appel, lancé en mots symboles, immenses
et vagues, qui emportaient tout : solidarité, justice, république, travail,
avenir. Dario plongeait dans la foule, étreint, embrassé, questionné, disputé. Un
géant dépoitraillé lui soufflait à l’oreille dans une bouffée d’ail et de vin :
« Il nous manque vingt brownings. » Un murmure chaud frémissait. Des
camarades entouraient Dario jusqu’à une cour à double issue où il enfourchait
sa bécane pour aller porter la parole à vingt minutes de là, quelques instants
avant le coup de sirène de la reprise du travail. Sa parole continuait à vibrer
longuement dans des âmes électrisées ; et sentant ce sillage d’énergie
derrière lui, il remontait sur la nuque son fardeau de fatigue, dormait deux
heures, éreinté, sur le lit d’un copain (une jeune femme lessivait sans bruit, près
de la fenêtre, entourée par la muraille blanche d’un doux halo bleuâtre : les
yeux du tribun se fermaient sur cette image rassérénante ; quand il se
réveillait des linges d’enfant suspendus au travers de la chambre le
pavoisaient de fraîcheur) et entrait sans frapper, vers quatre heures, au
Comité Obrero.
    Peut-être était-ce l’heure la plus fatigante de la journée. Car
il rencontrait là le cimentier Portez qui, sans cesse, demandait des comptes, précisait
des limites, mettait en garde contre des périls, dénonçait des fautes, semait
ses discours d’allusions complexes, à triple portée, qu’on ne saisissait pas
tout de suite, – ou déclarait brutalement, les deux poings posés sur la table, la
chevelure batailleuse :
    – Les camarades ministrables… les dictateurs en herbe, quelques
services qu’ils aient rendus, se feront casser les reins.
    Il regardait droit devant lui, dans le vide d’un miroir
terne. Et si des colères éclataient, sèchement :
    – Je ne vise personne. L’histoire est là, camarades, pour
nous montrer le danger.
    Il écoutait Dario avec une sorte de déférence ostensible ;
et sa question tombait, ainsi qu’une pierre dans un flot profond, faisant
courir autour d’elle des cercles innombrables :
    – Prendrons-nous le pouvoir, oui ou non ?
    Il fallait que Dario s’expliquât. Nous ne sommes pas des
hommes de pouvoir. Nous sommes libertaires. Mais nous devons tenir compte des
nécessités pratiques. Nous accepterons toutes les responsabilités de l’action. Le
Comité serait un organe révolutionnaire provisoire exprimant la volonté de la
Confédération et non un gouvernement. Dario sentait bien qu’il s’empêtrait, jouait
sur les mots, n’osait ni conclure ni appeler les choses par leur nom ; un
sourd désir fermentait en lui d’asséner tout à coup sur la table un coup de
poing où toute sa brutalité se fût lâchée et de crier : « Nous ferons
ce qu’il faudra faire, nom de Dieu de nom de Dieu ! et les sacro-saints
principes ne s’en porteront pas plus mal ! » – mais c’eût été un
triomphe pour le calme Portez qui eût aussitôt invoqué Kropotkine, les statuts
confédéraux, les congrès, Spartacus, Babeuf, Anselmo Lorenzo et emporté la
majorité sur une motion de désaveu. Dario enlaidissait à ces moments-là, son
large torse amolli, sa tête relativement petite mal posée sur un cou ridé, vaguement
grise, et les prunelles incolores. Une ruse molle arrondissait ses gestes et
ses phrases d’acquiescement évasif, Portez poussait son avantage en proposant
la création d’une Commission de contrôle autorisée à relever de leurs mandats
les membres du Comité qui outrepasseraient leurs droits… Dario votait pour, avec
indifférence.
    – À l’ordre du jour, murmurait le vieux Ribas, président,
sans lever sa tête blanche.
    Alors fonçait Dario. Jamais il n’agitait les grands
principes. – Les hommes de Granollers n’avaient pas encore reçu d’armes. À quoi
songeait-on ? Vingt brownings manquaient à Sans. Perez Vidal, des
coiffeurs, était un agent provocateur. On le savait depuis quatre jours et il
était encore vivant. Pourquoi l’envoyé du Comité à Paris n’était-il pas encore
parti ? Jamais on ne serait prêt pour le 19.
    Des voix chaudes lui répliquaient. La chambre s’emplissait
de tumulte. Une jeune femme coiffée d’un chiffon doré apparaissait dans l’embrasure
de la porte et soufflait, souriante :
    – Camarades, on vous entend dans la cour !
    Ce sourire doré, le ruisselet d’eau fraîche de cette voix
parmi leurs voix,

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