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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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face glabre de comédien. Don Felipe Sarria déposa sa cigarette dans un
cendrier nickelé. « Allo. Ah, c’est vous ? Très bien. » À l’autre
bout du fil, la voix contenue luttait contre les flons-flons d’un orchestre ;
des petits talons durs martelaient rythmiquement les planches. Cela faisait un
bruit dru de grêle acharnée sur cette voix prudente. L’homme devait parler dans
les coulisses d’une salle de danse. Le sous-chef écoutait, très intéressé.
« Lui-même ! Bien, bien. Chez Lloria. Calle Jeronima 26. Un moment ;
au premier, dites-vous, le cabinet est à droite, sous l’escalier, au fond du
corridor. La fenêtre la plus proche donne sur la cour. C’est cela ? – Adieu. »
La voix insidieuse se tut dans le récepteur. Le sous-chef tourna un commutateur
et la pièce fut inondée d’électricité. Le portrait en pied du roi apparut, relevé
par les massives dorures du cadre, entre le coffre-fort et l’armoire de sûreté
contenant les dossiers des indicateurs ; ce fut derrière le policier la
présence d’un sourire blafard sous un regard oblique. Don Felipe cherchait dans
un grand fichier «  Lloria , marié à Sarda, Maria (Lolita), 27 ans… »
D’un autre fichier donnant le plan des maisons habitées par les militants
(« très dangereux ») inscrits au répertoire A2, Don Felipe tira un
rectangle plus intéressant : les portes, les cours, la hauteur des
fenêtres, les angles de corridors, tout s’ordonnait clairement sous ses yeux et
ce tracé parfait, fignolé par un bon élève des Arts et Métiers, devenait celui
d’un piège… De la pointe de son crayon, don Felipe, rêveur, traçait lentement
une ellipse sur le plan, dans le cabinet où dormait Dario. Puis, toujours
absorbé, il y mit trois petits points et ce fut l’infime réduction schématique
d’un visage.
    – Certes. Certes.
    La pointe du crayon traçait mécaniquement une autre ellipse,
esquissant une autre tête, un peu plus fine, collée à la première : un
trait à peine accentué signifia la bouche. Alors seulement le policier sortit
de son rêve. Deux hommes dans la cour. Deux hommes dans la rue. Trois pour
opérer l’arrestation. Aucune issue. Piège parfait. Très bien. Don Felipe se
frotta les mains. Il allait sonner. Fermer cette trappe d’une simple pression
des doigts dans la pénombre. Le roi approuvait silencieusement du haut de sa
croisée étincelante ouverte sur des fonds de velours pourpre. Mais, mais ?…
    Mais la colère de ces milliers d’ouvriers, demain, dans les
rues basses, la fureur froide de tous les hommes du fichier A (« dangereux »)
rôderait par la ville, invisible, maîtrisée, véhémente pourtant, prête à
éclater en clameurs ou, pis, en claquements secs des pistolets. Deux ou trois
agents seraient morts le soir, à coup sûr. Don Felipe scrutait l’avenir. Et
après ? – Après c’était le vaste inconnu de la colère des masses.
    Et puis, l’homme qui dormait dans ce casier maintenant marqué
par deux ovales : « Tiens, pensa malgré lui don Felipe (une pensée
traversant l’autre, venant des profondeurs où ne pénètre nulle lumière), deux
têtes, l’une contre l’autre… » – la ligue régionaliste le redoutait plus
que quiconque. L’arrêter ? Exaspérer les ouvriers, rassurer les
régionalistes ? Le calcul ajouta son grain d’or dans l’invisible balance
où pesait déjà le grain noir de la peur.
    Le lendemain nous enterrâmes Joan Bregat. Il s’était tué
par accident en manipulant un browning avec une joie et une maladresse d’enfant.
Des camarades avaient déposé son corps dans une ruelle déserte et l’on croyait
généralement à un crime policier. Nous étions mieux informés. La balle lui
avait troué le front au-dessus du sourcil gauche : et ce trou, noir au
bord, bouché d’un tampon, lui faisait un visage de jeune fusillé. Le tragique
absolu de la mort était dans la dureté amincie des traits, dans la teinte
verdâtre de la peau, dans l’odeur fade exhalée par cette chair livide – virile
hier –, dans le vol insistant des mouches au-dessus de cette bouche assombrie,
– et tout autre, vivant, fait chair et souffrance, dans une forme noire, dressée
au chevet, droite et pourtant cassée, dont on n’apercevait que la pâleur sous
le voile et deux mains crispées l’une sur l’autre (qui me firent penser, par
leur tension rigide, aux mains glacées des pleureuses qu’on découvre parmi les
figures de

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