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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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calmaient les hommes.
    – Revenons aux loyers, disait Ribas.
    … Je rencontrais parfois Dario, le soir, dans un étroit
logis sombre et frais. L’air et les bruits d’une ruelle entraient à flots par
le balcon. L’ombre grise d’une haute muraille de couvent féodal abritait, aux
heures de grande chaleur, cette maison, notre refuge du soir. Il y avait du vin
sur la table en bois blanc, dans de gros verres. Des tomates, du poivre rouge, des
oignons voisinant dans un plat où chacun puisait à sa guise, achevaient la
ressemblance avec une salle d’auberge. Dario lampait son vin. Ses petits yeux
verdâtres se reposaient ; la difformité esquissée de ses traits semblait s’effacer ;
il parlait de l’insurrection prochaine avec une confiance communicative.
    – Ah, oui, tous ces lecteurs de la Conquête du pain ne croient pas au succès, au fond. Tenir une semaine pour l’histoire, voilà
pour eux le principal. Après, – chacun espère bien passer en Argentine : car
ils ont la vocation du martyre collectif et l’amour individuel du système D. Ça
ne fait rien. Le principal est de commencer. L’action a sa propre loi. Une fois
lancés, quand on ne pourra plus reculer, ils feront, nous ferons tous, ce qu’il
faudra faire. Quoi ? Je n’en sais rien, mon camarade. Mais bien des choses,
à coup sûr, dont nous ne nous doutons pas…
    « Il faut brûler les vaisseaux. Si Cortez n’avait pas
brûlé les siens, ses conquistadors se seraient lâchement rembarqués. Brûler les
vaisseaux…
    « En 1902 nous avons tenu la ville pendant sept jours. En
1909 nous l’avons tenue pendant trois jours, sans d’ailleurs rien savoir y
faire de mieux que brûler quelques églises. Il n’y avait pas de chefs, pas de
plan, pas d’idée directrice. Il nous faut maintenant quinze jours pour nous
rendre à peu près invincibles. »
    Comment ? Dario ne disait évidemment pas toute sa
pensée. L’approfondissait-il lui-même ? Il se faisait expliquer les
événements de Russie, plissant alors le front, comme un écolier attentif qui a
peine à suivre la leçon, puis vivement redressé, joyeux :
    – M’est avis que nous allons rattraper les Russes. Ce
sera beau, l’Europe brûlant par les deux bouts !
    Dario couchait souvent dans ce logis, après des
conciliabules prolongés jusqu’à l’heure où s’allumait la ville de joie, toute
proche ; une lueur d’incendie montait des rues illuminées au-dessus du
couvent morne. Des couples se nouaient dans la ruelle, immobiles au seuil de
vieilles portes à heurtoirs ouvragés, Dario s’inclinait quelques instants sur
eux, du balcon, aspirant la fraîcheur palpitante de la nuit, étendant ses
grands bras faits pour porter des charges de quatre-vingts kilos, la bouche
ouverte sur un cri puissant et las qu’il fallait contenir. Il rentrait en
chancelant dans la chambre où brûlait sur la table, parmi les verres de vin et
les restes du souper, une lampe à pétrole sans abat-jour. Il traversait d’un
pas mous de félin fatigué cette indigente lumière jaunâtre et gagnait un obscur
cabinet aménagé sous l’escalier, où il n’y avait place que pour une couche et
une chaise. C’est là qu’il s’allongeait sans lumière, à l’étroit ainsi que dans
une oubliette, le browning à son chevet. Mais parfois un grignotement de souris
lui faisait étendre la main et tirer le verrou. Lolita se glissait vers lui, nue
sous sa mante d’indienne à raies bleues et rouges – maintenant invisibles – svelte,
fraîche et pourtant brûlante. Elle se serrait contre lui, sans mot dire. Il
cherchait son visage et ne trouvait que ses lèvres ferventes. « Laisse-moi
te voir », disait-il. Il frottait une allumette de phosphore contre la
paroi. Une méchante étoile bleue, chuintante araignée de feu, naissait à ses
doigts : le fin visage mat aux immenses yeux noirs enchâssés dans de
profondes orbites bistrées, maintenant avivés chacun d’une étincelle, se
renversait au creux de son bras avec un pauvre et doux sourire angoissé. Dario
le contemplait, tant que durait cette lumière éphémère qui lui taquinait les
doigts. Ils s’aimaient dans des ténèbres complètes, en silence, car il était
las et pressé et elle se sentait toujours sur le point de le perdre.

7. Le piège, la force, le roi.
    À cette heure précise, une sonnerie téléphonique retentit
dans le grand cabinet silencieux du sous-chef de la Sûreté, vieil officier d’administration
têtu, à

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