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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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pierre des cathédrales). « Le premier sang ! »
disait-on autour du mort, dans la petite salle blanche de l’hôpital. Les
militants passaient près de lui, graves, murmurant à voix presque haute, comme
s’il eût pu les entendre : « Adieu ! Adieu ! » Ils
stationnaient dans le corridor et la cour aux fenêtres grillées, commentant
cette mort peut-être insensée, à laquelle leur foi conférait maintenant un sens
supérieur. Que la lumière humaine soit tout à coup éteinte dans une jeune
cervelle ardente, n’est-ce pas la chose absurde par excellence, de quelque
façon qu’elle advienne ? Mais tomber pour un geste maladroit en
rechargeant son arme à la veille du combat, ou recevoir une balle perdue
pendant les fusillades, quelle différence ? Être le premier mort de l’insurrection
ou le dernier mort de l’émeute semble plus absurde encore et la nécessité veut
pourtant que l’on ait à pleurer ces deux-là. Ou tomber après le combat, vaincu,
jugé, sous les douze balles de douze misérables soldats que l’on hait de toute
son âme, à cette atroce minute, mais que l’on pardonne pourtant, en leur criant :
« Frères ! » On ne choisit pas son heure. Le premier sang, versé
en vain (mais encore une fois, sait-on jamais, lequel est vain, lequel est
fécond ? Et n’était-ce pas une fécondité du sang aussi, ce sentiment de
force que nous avions, quelques milliers, en t’adressant notre adieu de
combattants, pauvre Joan ?) était le plus pur, celui d’un jeune ouvrier au
regard fermement posé sur la vie, aimé d’une femme et d’un enfant, aimé de nous.
    Il n’y eut ni chants, ni musique, ni paroles. Le cercueil
cloué sur ce front d’énergie fut soulevé par des mains anonymes, dans un
silence où je croyais entendre battre les cœurs. Le cercueil flotta au-dessus
de nos têtes, porté, eût-on dit, par un flot de foule bleue, car presque tous
ces hommes étaient comme de coutume en salopettes bleues, chaussés d’espadrilles
et coiffés de casquettes. Peu de femmes étaient venues, à cause de l’angoisse
imprécise qui planait sur nous. Des ouvrières se serraient près de leurs hommes.
Les rubans rouges des couronnes se collaient ainsi que des flammèches au
corbillard sans croix, noir et nu. Les chevaux noirs fendaient la foule en
hochant leurs hauts panaches. Nous précédions, nous entourions, nous suivions,
– nous, cette foule, quelques centaines d’hommes d’abord puis quelques milliers
puis les flots de foule de la rue – cet équipage solennel, baigné d’un silence
bizarre : piétinements de pas innombrables, murmures, et, dominant tout, concentrés
autour du corps au front troué, une attente oppressante, inexprimée, inexprimable :
comme si un chant fût suspendu sur toutes ces lèvres muettes, prêt à monter, – un
chant ou une clameur, – une clameur ou un sanglot, – un sanglot, – non, non, un
cri, un élan… Les estuaires des rues s’ouvraient à ce cortège comme l’avenir
aux actes ; et peu à peu notre masse s’ordonnait en colonne, distincte, par
ses vêtements ouvriers (quelques soldats y faisaient tache) et par son allure
tendue, du peuple disparate et passif qui nous regardait passer sur le bord des
trottoirs. Nous traversâmes un quartier riche, entraînés par les hauts panaches
noirs, plus emportés par l’élan inexprimé – ce chant sur nos lèvres muettes – que
le portant en nous. Il y avait du défi dans les pas, dans les regards, dans la
carrure des épaules, dans le redressement des nuques. Les maisons opulentes
nous regardèrent défiler, muettes, elles aussi, pareilles à des visages aux
yeux clos. Des visages apeurés, aux grands yeux ouverts ceux-là, laissaient
filtrer vers nous à travers les rideaux de tenaces regards d’inquiétude. Nous
entrâmes dans de larges artères mornes. Les bâtisses s’espaçaient. Plus de
foules ; à peine de loin en loin des groupes au seuil des portes. Des
vieilles femmes ou des fillettes demandaient : « Qui est mort ? »
surprises d’entendre prononcer le nom d’un inconnu et de voir que des milliers
d’hommes conduisaient cet inconnu au cimetière, allant d’un pas décidé, comme
on marche à la rencontre des vivants. Nous formions à ce moment une longue
colonne, presque uniformément bleue et grise, au mouvement cadencé. La police
disparaissait à notre approche. Les jeunes gens, très nombreux, supportaient dans
leurs légers vêtements de toile l’arme

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