Naissance de notre force
voyage.
Le train traversait une ville du front. Des maisons
éventrées ouvraient au vent des intérieurs morts tapissés de papiers peints. Des
poutres noircies encombraient une gare dont la charpente métallique était
tordue et déchirée. Nous stationnâmes un moment dans une sorte de terne
banlieue : deux croix de bois blanc remplissaient le paysage.
Des femmes surmenées traversaient les cohues bleues des
gares sous les pluies de décembre. Des maisons chavirées, parfois fendues, les
fenêtres découpées en cassures noires, regardaient la paix naître dans une
fatigue sans bornes. Des dames de la Croix-Rouge, blondes, poudrées, élégantes
et avenantes apparurent posées là comme une haute gerbe de fleurs éclatantes, aux
portes de baraquements proprets.
– Dévouement en dentelles, dit Sam.
Il y eut, dans une ville noire, sous une flèche de
cathédrale, des maisons mutilées soutenues par des poutres comme par des
béquilles ; un cabaret obscur bondé de Britanniques éreintés et Dimitri
que nous avions amené là, à la recherche d’un souper chaud, leur parlant en
anglais ; et tout à coup leurs poignées de main, leur enthousiasme des
yeux, tout un cercle de visages anxieux autour de nous, disant :
– Nous aussi ! nous aussi ! avec un profond
accent de menace et d’espoir.
– Tout un camp s’est mutiné près de Calais, nous
souffla à la dérobée, pour n’être point remarqué du monsieur gêné qui nous
accompagnait, un maigre Tommy, pareil à un porion sorti de la mine.
… Des pauvres bougres de paysans bavarois pataugeant dans la
boue, sous une pluie triste comme leurs jours – et tant des nôtres – regardaient,
derrière les fils de fer, passer les trains ; nous agitâmes pour les
saluer un mouchoir rouge qui souleva parmi eux de confuses rumeurs.
Et ce fut la mer.
32. « Comme dans l’eau le visage de l’homme… »
L’ANDROS, steamer grec battant pavillon français, emportait
dans ses cales et ses entreponts dix-sept cents blessés ou convalescents russes,
toute une foule terreuse, gardée comme nous par de grands Sénégalais, bergers
barbares de ce troupeau pacifique. Nous occupions les cabines confortables des
premières et des secondes. D’autres équipes s’étaient jointes à nous et, l’échange
se faisant par tête, des enfants faisaient nombre, otages eux aussi. Plusieurs
nichées d’indésirables, ramassées dans les ruelles pauvres de Paris et de
Toulon, ravies de la blancheur des cabines et de la bonne chère, vécurent là un
rêve éveillé. La mer du Nord avait des nuances de soie grise et des reflets d’argent ;
de lourdes nuées blanches s’y poursuivaient sans fin. On rencontrait des épaves.
Un destroyer, fendant le flot devant nous, canonnait une mine, chose noire qu’on
voyait, dans la jumelle, flotter comme un bouchon ; une haute gerbe d’eau
retombante, ainsi qu’un palmier fantastique surgi de l’onde mais aussitôt
englouti, anéantissait cette mort flottante. Les brumes du soir rougeoyaient, splendides
comme aux premiers jours du monde. Des enfants et des jeunes femmes pareilles à
des enfants s’accoudaient avec nous au bastingage devant ces horizons de
flammes. Des coulées d’or répandues dans la mer venaient jusqu’à nous. À la fin
s’imposaient inexorablement des pâleurs bleues, bientôt transpercées par les
pointes scintillantes des constellations. Les grands traits lumineux des phares
parcouraient parfois la nuit d’un vol régulier. Le ciel, la mer, l’avenir, l’espoir
étaient immenses. Nous regardions apparaître et s’évanouir des terres, si
légèrement posées sur l’horizon qu’elles semblaient n’exister guère, Danemark, Suède,
îles. Le froid même semblait purifiant et tonique.
J’aimais à suivre autour du navire les courbes sobres du
vol des mouettes. Les formes déployées, glissantes et perçantes, des oiseaux
blancs avaient dans leur fuite capricieuse et précise une harmonie presque
parfaite. Je pensais à la beauté née d’une loi accomplie avec simplicité. J’eusse
souhaité un destin pareil à la courbe sinueuse mais directe de ce vol blanc
au-dessus de l’écume, dans la grande lumière pâle. Faire sa tâche parmi ceux qui
vont de l’avant, la faire simplement sans faiblir ni rechigner, aussi pénible
qu’elle puisse être. Les yeux ouverts : ne point mentir aux autres, ne
point se mentir à soi-même.
Nous touchions au but. La proue de l’ Andros fendait
avec
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