Naissance de notre force

porte s’ouvre et voici
Maerts, Lamblin, Arthur, Jean, d’autres, se tenant par le bras, joyeux mais
réprimant un frisson, qui entrent…
    – Baron, dit Maerts, faut guérir ! Y a la paix !
    – Faut guérir, mon pauv’ vieux, dit Jean, les yeux
mouillés, du ton dont il eût dit : Faut mourir.
    Le baron suit des yeux leur groupe de plus en plus confus. Il
a irrémédiablement compris : il ne sent plus ses pieds qui avaient froid. Son
ventre est de pierre. Des larmes s’amoncellent aux coins de ses yeux et coulent
jusque dans sa moustache.

31. Les otages.
    Notre sort se décidait cependant à des milliers de lieues de
là. Moscou dormait du sommeil pesant et tendu des villes où la famine, la peur,
l’énergie et l’inconnu sont en travail. Dans une vaste chambre de l’hôtel
Métropole meublée de consoles Louis XVI, de petites armoires vitrées à
porcelaines – maintenant remplies de dossiers – et de chaises dorées supportant
des paperasses, où le désordre était celui d’un cabinet de vieux savant un peu
maniaque, un vieil émigré grisonnant et voûté, aux gestes menus de numismate, remuait
avec lassitude des papiers sur son bureau Empire en acajou orné aux angles de
petites gueules de lion dorées. Il y avait là des journaux apportés par
courrier de toutes les frontières devenues des champs de bataille, quelques-uns
marqués d’encoches au crayon rouge, des livres américains, des tracts publiés à
Paris par le Comité de la III e Internationale, des numéros d’une
revue genevoise, des décrets copiés à la machine à écrire, des plis cachetés
portant l’en-tête du Comité central et des feuilles de bloc-notes ne portant
que quelques mots suivis d’un paraphe : « Refusez la proposition
suédoise », ou : « Prière de faire donner des conserves à M. Hastings. »
Et des brouillons de notes diplomatiques sur des feuilles d’éphémérides. – Ce
papier-ci avait failli s’égarer entre le verre de thé, la correspondance
érotique (dépourvue d’intérêt) saisie sur un espion et une liasse de papiers à
classer. S’il s’était égaré nos destins n’allaient-ils pas s’égarer aussi pour
quelques jours suffisant à la révolte ou à l’épidémie ? Le vieil émigré le
lisait avec son attention ordinaire de fonctionnaire très consciencieux, coupant
sa lecture d’une gorgée de thé détestable (d’où une moue involontaire ; ce
thé de dernière qualité en tablettes dures que les frères Kouznetzov envoyaient
en Asie Centrale…) ROYAUME DU DANEMARK… Comme il était six heures du matin et
que cet homme luttait contre une fatigue si grande que ses paupières s’abaissaient
irrésistiblement, lourdes de sommeil, son esprit cessait de maîtriser
entièrement les mots. Il pensa : « Elseneur… Something is rotten in the State of Denmark … (Il y a quelque chose de pourri dans l’État de Danemark [30] )… qui à dit cela ? »
et les yeux tout à fait clos se souvint : « Marcellus, au I er acte. » CROIX-ROUGE. Qu’est-ce que c’était que cette histoire-là ? encore
une intercession pour des banquiers exécutés ? Cette probabilité
alourdissait la fatigue. Comme s’il y pouvait quelque chose ! Il n’y avait
après tout qu’à donner un démenti évasif… « l’échange d’otages projeté
pourrait avoir lieu à la frontière de Finlande… ». L’homme se sentit tout
à fait réveillé. Deux listes de noms étaient annexées à la lettre. Des généraux,
des colonels, des capitaines, ah ! ce petit lieutenant qui s’est si
sottement fait pincer dans l’histoire du pont de Yaroslav… et ce général qu’on
a vu trembler le lendemain de l’attentat, quand ils croyaient encore Lénine
mourant, ce général qui a dit qu’« il n’y était personnellement pour rien… »
Personnellement, parbleu ! Quel désordre sur cette table où un papier d’une
semblable importance s’était perdu deux jours. (« … Il me faudrait un bon
secrétaire ; mais où le prendre ? » Lourdeur des paupières.) Voyons
l’autre liste. Internés civils. Potapenko, mécanicien. Krafft, chimiste.
Fomine, représentant de commerce, Lévine, teinturier et sa famille, sept
personnes, Sonnenschein… Pas un nom connu : sans doute, comme toujours
cinquante pour cent de gredins et d’aventuriers. Ça nous en fera un peu plus :
goutte d’eau dans la mer. – Il faut presser cette affaire. Débarrassons-nous
des généraux dont les précieuses