Naissance de notre force
peaux sont d’une conservation malaisée aux
époques de terreur plébéienne…
Ainsi se décida l’échange des otages, signé le surlendemain.
La ville reposait dans une transparence bleue, vaguement éclairée par la neige
recouvrant toutes choses. Le fronton et les colonnes blanches du Grand Théâtre
regardaient une vaste place déserte où la nuit se posa sur la blancheur, par
endroits scintillante, sans l’étouffer. Une petite pierre noire était incrustée
là dans un parterre mort ; on eût pu croire la pointe d’une roche bizarre
affleurant de dessous terre au milieu de la cité. C’était en réalité un bloc de
granit couleur de vieux sang, de rouille et de corail, portant ces mots :
Ceci est la
première pierre
du monument qui sera dressé
à Karl Marx
chef et guide du prolétariat
Nous ne partîmes pas tous. Ce brusque dénouement
décontenança Fomine qui habitait Paris depuis trente ans et, depuis douze ans, s’était
fait à Fontenay-aux-Roses un intérieur peuplé de voix et de travaux dédiés à la
révolution. Celle de 89 contribuait à créer l’atmosphère de son cabinet. Une
signature de Collot d’Herbois, sous verre, y voisinait avec le profil de l’incorruptible
gravé, à l’occasion des fêtes de la Raison par un artiste flagorneur ; un
précieux numéro du Tribun du Peuple de Babeuf, daté de la bonne époque –
pas celle où l’Égalitaire fut thermidorien, mais celle où il se repentit de l’avoir
été – était mis sous une glace biseautée à l’un des angles de la table de
travail. Les mémoires du temps emplissaient avec Taine et Jaurès tout un
placard vitré ; Marx et les Russes tenaient l’autre ; Kropotkine et
Sorel, les anarchistes et les syndicalistes un troisième. « Tous les
explosifs qui feront sauter le monde moderne tiennent dans ces trois panneaux »,
disait parfois Fomine. Ces trois bibliothèques regardaient une grande baie
vitrée donnant sur le jardin entre des bosquets de lilas. Le vieil homme
rentrait là de ses courses dans Paris, écœuré du monde, content des affaires
réussies, se méprisant un peu de les avoir réussies mais supputant avec plaisir
le gain réalisé (il avait deux façons de se déclarer agent d’assurances : l’une
pleine de dignité et d’allant, avec le redressement des épaules et du front de
l’homme d’affaires sûr d’emporter les objections ; – et l’autre sans
accent, pas fière du tout, devant certains camarades) et recouvrait, dans « son
antre », son masque de déporté qui ne faiblira pas, son pas – étouffé par
les chaussons – de meneur d’hommes dont les temps ne sont plus ou ne sont pas
encore, sa pensée de démolisseur et sa confiance en l’avenir. Il se fiait avec
sérénité à l’histoire, divinité abstraite conduisant les peuples prospères ou
misérables de catastrophes en révolutions, aux bons livres, aux théories justes,
aux camarades quels qu’ils fussent, la main toujours ouverte pour l’accueil ou
l’aide, nullement dupe d’ailleurs des petitesses, des bêtises et des fourberies
mais certain que tout se tasse à la longue et que l’avenir fait son chemin, usant
tout à la fois des petits coquins et des fripouilles d’envergure, des imbéciles
et des hommes intelligents, des lâches et des valeureux, des erreurs et de la
vérité. On venait lui demander des articles (signés, par prudence, de
pseudonymes), des adresses, des conseils, de l’argent. L’armistice signé, il
pensait bien retrouver là « sa vieille » avec qui, depuis près d’un
tiers de siècle, il vivait « en union libre », si bien que tout le
voisinage les croyait dûment mariés. Si la révolution avait un jour besoin de
sa tête oui, sur la machine à Sanson-Deibler [31] ou tout autrement – elle est encore bonne à prendre, ma tête ! » – il
était prêt à toute heure (« ce n’est tout de même pas la bibliothèque qui
pèsera dans cette balance-là ! ») – mais à vrai dire – et sans le
dire – il ne se sentait plus la force de quitter à jamais l’antre
confortable pour se jeter dans l’inconnu à l’âge où Bakounine lui-même prenait
sa retraite. Il chercha pour se justifier devant nous des raisons
contradictoires ; il serait plus utile en restant. Nous l’approuvâmes, car
chacun fait sa tâche à sa place, pourvu qu’il le veuille vraiment. Sam murmura
avec son sourire équivoque :
– Tu seras le dépositaire de nos illusions.
La question
Weitere Kostenlose Bücher