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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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réglée, Fomine nous considéra avec une nouvelle
tristesse. Il se sentit tout à coup vieux, repris d’une douleur rhumatismale au
genou ; il fut sur le point d’envoyer à tous les diables sa bibliothèque, Fontenay-aux-Roses
et le reste. « Eh, tant pis, se disait-il, ma vieille partira aussi… »
– mais la pensée qu’ils entreraient tous deux dans la grande tourmente des
clubs, des journées sur les places, des drapeaux rouges, des fusillades, lui
tout blanc et souffrant du genou ; elle, voûtée, asservie depuis si
longtemps aux soucis du ménage, fut pire encore que le mal de nous voir partir.
    Krafft, sans explication, déclara qu’il restait, lui aussi.
    – Emmenez-moi ! demandait Faustin Deux.
    Il toussait depuis quelques jours. Sa belle vigueur s’en
était allée tout d’un coup. Légèrement voûté, les omoplates saillantes sous un
vieux paletot de demi-saison trop court et trop étroit, qu’il ne pouvait pas
même boutonner, il montait et descendait les escaliers en s’agrippant à la
rampe ; ses mains aux doigts terminés par des ongles presque blancs
semblaient s’être décolorées. Il ne riait plus guère : et quand il riait, ses
lèvres amollies découvraient des gencives anémiées d’un mauvais rose bleuâtre
de maladie. Il résistait pourtant. L’annonce de notre départ lui causa un
bizarre chagrin, dont il ne se rendit bien compte qu’en nous voyant faire nos
paquets, quand des coins de salle furent vides et qu’il lui apparut, avec une
évidence inexorable, que vingt hommes qu’il connaissait bien, avec lesquels il
avait soigné les malades, porté les mourants à la morgue, survécu, ne seraient
plus là dans quelques heures.
    Il s’assit sur le bat-flanc de Sonnenschein qui lui laissait
des couvertures, et resta là sans rien dire, les mains posées sur les genoux, la
mâchoire tombante, comme un vieux.
    – Faut pas t’en faire, lui dit Sonnenschein. La guerre
est finie. Tu seras bientôt libre.
    Il ne répondit qu’au bout d’un long moment :
    – … Me faut plus grand-chose, à moi.
    Et il nous regarda avec un sourire découragé, aussi désarmé
qu’un enfant. Comme il me parut ressembler à ce moment à l’autre Faustin, son
double inconnu, le soldat depuis longtemps enterré sans doute dans quelque Champagne
pouilleuse ! C’était bien la même expression de l’homme qui a une faute à
se faire pardonner – mais quelle faute qu’il ne savait pas lui-même ? – voudrait
mentir, se mentir peut-être à lui-même, et sent que c’est inutile.
    – Adieu, Faustin.
    Nous partîmes un soir, par des chemins noirs, vingt hommes
encadrés de gendarmes et de territoriaux. Nous allions d’un pas si alerte que
nous entraînions notre escorte, martelant de nos semelles cloutées le sol froid.
Le camp tout entier avait crié en nous voyant partir. Nous sortions de sa
misère cernée de barbelés, nous entrions dans la nuit allant vers un lointain
incendié. Le camp nous acclama ; des mains en foule se tendirent vers nous,
les mauvaises, les viles et les malpropres comme les autres. Maintenant, nous
étions une troupe en marche, lancée vers son but encore distant de milliers de
lieues, mais déjà forte d’un immense élan, car tout le passé n’était qu’élan et
le sol même, bourré de morts, s’assouplissait sous nos pas comme un tremplin.
    … Des agents en bourgeois nous reçurent dans une petite gare.
Nous nous sentions singulièrement libres et fiers, encore captifs, mais suivant
désormais notre propre chemin : cette route vers la grande victoire des
nôtres. – Nous voyageâmes dans des wagons de seconde. Nos maigreurs et nos
accoutrements contrastaient avec le confort des compartiments bleus et la
lourdeur habillée de bonnes étoffes des messieurs plus suspects que nous qui
surveillaient les portières, aux arrêts, en nous tenant d’aimables propos. Poussière
de vaincus que nous étions, rescapés de luttes sans gloire – car ce sont les
maîtres qui décernent la gloire, – voici que nous répondions de la très
précieuse existence des généraux destinés de tout temps à nous juger, voici qu’ils
répondaient de nous, otages eux aussi, devant la révolution, notre victoire.
    – Qu’en dis-tu, Sam ?
    – Je dis que ça commence trop bien. Je n’y crois guère.
    – Je dis qu’il est bien temps ! murmurait Dimitri
debout à la croisée du wagon, tellement décharné que nous nous demandions s’il
achèverait ce

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