[Napoléon 1] Le chant du départ
soir.
Il fait arrêter la voiture, change d’équipage. Il faut frapper le peuple. Il entre en ville dans un carrosse tiré par huit chevaux et escorté par trente immenses hussards de Veczay, aux chevaux harnachés pour la parade.
Il occupe entièrement, avec sa suite, l’une des ailes du château. Mais aussitôt il se sent englué dans ces négociations entre les diplomates. Il n’est pas le maître mais le subordonné du Directeur Reubell, qui est responsable de la diplomatie au Directoire. Autour de lui, il n’a plus ses grenadiers fidèles, ni la cour du château de Mombello. Il s’irrite. On ne peut accepter d’être rabaissé quand on a été grand.
Dans la salle des négociations, il rencontre Axel Fersen, le délégué de la Suède, qui fut l’amant de Marie-Antoinette. Il le toise.
— La République française ne souffrira pas, lui dit-il d’un ton cassant, que des hommes qui lui sont trop connus par leurs liaisons avec l’ancienne cour de France viennent narguer les ministres du premier peuple de la terre.
Puis il lui tourne le dos. Il ne supporte pas le « bavardage diplomatique ».
Le 30 novembre, pressant les diplomates, il échange les ratifications du traité. Le 2 décembre, il convoque son aide de camp Murat et lui donne l’ordre de gagner Paris afin d’y préparer son arrivée. Le 3 décembre 1797, il part à son tour. Il s’arrête à Nancy le 4, pour quelques heures.
Les francs-maçons de la loge Saint-Jean-de-Jérusalem l’accueillent et le fêtent, mais il ne répond que par quelques mots. Il est distrait. Il semble rêver. Il s’est habillé en bourgeois, et c’est en voiture de poste qu’il arrive à Paris le 5 décembre 1797, à cinq heures du soir, accompagné de Berthier et de Championnet.
Joséphine doit être sur les routes d’Italie, puisqu’il lui a donné l’ordre de regagner Paris. Il ne veut pas penser à elle. Car l’imaginer est souffrance, jalousie.
Paris est désert. Ni bruit, ni cortège.
Il rentre chez lui, rue Chantereine. Mais la rue s’appelle désormais « rue de la Victoire ».
Et le silence et la discrétion alors qu’on attend les vivats pour saluer sa gloire sont un autre moyen de surprendre.
Et comment gouverner les hommes sans les étonner ?
Septième partie
Tout s’use ici… Il faut aller en Orient
5 décembre 1797-19 mai 1798
29.
— Je dois rencontrer cet homme-là dès demain, dit Napoléon.
Il vient à peine d’arriver à Paris, et déjà il charge l’un de ses aides de camp d’un message pour le ministre des Relations extérieures du Directoire, Charles Maurice de Talleyrand-Périgord. Il ne doute pas que Talleyrand le recevra.
On devine un homme même si on ne l’a jamais vu. Et Talleyrand, depuis qu’il a été nommé ministre en juillet 1797, a fait comprendre qu’il était un allié prêt à servir pour se servir lui-même.
Ce n’est jamais que cela, une alliance entre hommes de pouvoir.
Napoléon se souvient de la première lettre envoyée par Talleyrand. « Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance, j’ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilités dans les négociations », a-t-il écrit dès le 24 juillet 1797.
Effrayé, l’ancien évêque d’Autun ? L’homme qui célébrait en 1790 la messe à la fête de la Fédération, qui passait quelques années en exil, aux États-Unis et en Angleterre, le temps que cesse de tomber le couperet de la guillotine, et qui, dès son retour en France, grâce à l’appui de Barras et aux intrigues des femmes qu’il aime tant, et d’abord de Mme de Staël – la fille de Necker –, obtenait du Directoire le ministère des Affaires extérieures, douterait-il de ses talents ? Allons donc. Rien ne peut effrayer un homme comme lui. Sa lettre signifie seulement : donnons-nous la main, nos intérêts sont communs. Et depuis, d’autres gestes sont venus confirmer le premier.
Lorsque, le 6 décembre, à onze heures du matin, Napoléon entre dans les salons de l’hôtel de Galliffet, rue du Bac, il n’oublie pas tout cela. Talleyrand lui a déjà fait comprendre qu’il supporte mal la tutelle des Directeurs, et surtout celle de Reubell, chargé de la politique étrangère. Cela suffit à bâtir une bonne entente.
C’est donc lui.
Il vient vers Napoléon, grande taille, teint blême, cheveux poudrés comme sous l’Ancien Régime, nez retroussé.
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