[Napoléon 1] Le chant du départ
Pacificateur ! Adieu, amitié, admiration, respect, reconnaissance : on ne sait où s’arrêter dans l’énumération. »
« Criailleries d’Italiens » : voilà un ministre qui se soucie peu de la Vénétie livrée aux Autrichiens, voilà un homme qui semble comprendre ce que sont la politique et la diplomatie.
— À Paris ce sera un triomphe, assure Lavalette. On se pressera dans les rues que vous emprunterez.
— Bah, dit Napoléon, le peuple se porterait avec autant d’empressement sur mon passage si j’allais à l’échafaud.
Lorsqu’on lui annonce sa nomination au commandement en chef de l’armée d’Angleterre destinée à préparer l’invasion puis, lorsqu’un nouveau message de Paris reçu le lendemain le charge de représenter la République au congrès de Rastadt où doit s’organiser l’exécution du traité de Campoformio, il ne manifeste aucune surprise.
Il sait que certains députés et, parmi les Directeurs, Reubell n’ont pas apprécié les clauses du traité. Tous n’ont pas eu le réalisme de Talleyrand. Mais comment aurait-on pu rejeter cette paix attendue et saluée avec enthousiasme ?
— Ils m’envient, je le sais, dit Napoléon, bien qu’ils m’encensent. Mais ils ne me troubleront pas l’esprit. Ils se sont dépêchés de me nommer général de l’armée d’Angleterre pour me retirer de l’Italie où je suis plus souverain que général. Ils verront comment les choses iront quand je n’y serai plus.
Mais il part sans regret.
Il rassemble les officiers du palais Serbelloni. Il passe devant eux lentement. Chaque visage évoque un moment de ces presque deux années passées à combattre. Du printemps 1796 où il prenait en main une bande de « brigands » à ces grenadiers fidèles jusqu’à la mort, à ces capitaines et à ces généraux aux uniformes chatoyants l’entourant de leur admiration dans ces salons décorés avec faste, une révolution a eu lieu dans sa vie.
Hier, il n’était que le général Vendémiaire, le voici aujourd’hui acclamé, fêté, encensé, « général Pacificateur ».
Il s’éloigne des officiers qui l’entourent. Il se souvient de Muiron, qui s’est placé comme un bouclier entre la mort et lui. Mort Muiron comme ces milliers d’autres, jeunes vies pleines comme la sienne d’énergie, de désir, d’ambition. Il se sent porteur de tout cet héritage de force et de sang. Vivant par et pour tous ces morts. Solidaire à jamais d’eux, hanté par leur souvenir.
— En me trouvant séparé de l’armée, dit-il, je ne serai consolé que par l’espoir de me revoir bientôt avec vous, luttant contre de nouveaux dangers. Quelque poste que le gouvernement assigne aux soldats de l’armée d’Italie, ils seront toujours les dignes soutiens de la liberté et de la gloire du nom français.
Je suis devenu ce nom .
Dans la nuit du 17 au 18 novembre 1797, il arrive à Turin.
L’ambassadeur de France Miot de Mélito l’accueille pour quelques jours dans sa résidence.
Napoléon ne peut dormir. Il va et vient dans le grand salon, regarde à peine Miot, déférent et silencieux. Napoléon se parle d’abord à lui-même dans ce moment qui est une parenthèse entre une partie de son histoire qui s’achève, et une autre qui commence et qu’il veut déjà explorer.
— Ces avocats de Paris qu’on a mis au Directoire, dit-il, n’entendent rien au gouvernement, ce sont de petits esprits. Je vais voir ce qu’ils veulent faire à Rastadt. Je doute fort que nous puissions nous entendre et rester longtemps d’accord.
Il s’interrompt. Il semble découvrir la présence de Miot, puis, sans le quitter des yeux, il ajoute :
— Quant à moi, mon cher Miot, je vous le déclare, je ne puis plus obéir ; j’ai goûté du commandement et je ne saurais y renoncer. Mon parti est pris, si je ne puis être le maître, je quitterai la France ; je ne veux pas avoir fait tant de choses pour la donner à des avocats…
À neuf heures du matin, la voiture quitte Turin.
Napoléon passe à Chambéry, à Genève, à Berne, à Soleure, à Bâle.
Il regarde ces foules qui l’acclament et, dans le reflet des vitres, il aperçoit son visage, mince, pâle, fatigué. Mais quand la voiture s’arrête, il saute à terre, vif et énergique. On l’entoure. On sollicite ses avis. Il tranche, dîne en quelques minutes, frugalement, repart à l’aube, traverse le Brisgau et arrive aux portes de Rastadt le 25 novembre au
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