[Napoléon 1] Le chant du départ
dominant un petit port, la citadelle de Saint-Jean-d’Acre surmontée d’une grande tour.
Il contemple longuement la vaste baie, très largement ouverte sur la mer. Il connaît les hommes qui sont en face de lui. On appelle le gouverneur de Saint-Jean-d’Acre Djezzar le Boucher . Napoléon se souvient des livres de voyage de Tott, lus comme ceux de Volney à Valence. Djezzar le Boucher, racontait Tott, avait fait emmurer dans l’enceinte qu’il reconstruisait autour de Beyrouth des centaines de chrétiens de rite grec, laissant leurs têtes à découvert afin de mieux jouir de leurs tourments. Voilà l’homme qui a reçu l’aide de l’Anglais Sydney Smith. Napoléon a croisé pour la première fois Smith au siège de Toulon. Smith a fait sauter la flotte française dans la rade au moment où les troupes de la Convention, et parmi elles Napoléon, s’emparaient de la ville. Depuis, il n’a pas cessé de combattre la France. Napoléon se souvient de cette lettre reçue en 1797, peu après le 13 Vendémiaire, où Sydney Smith, emprisonné à Paris, demandait sa libération en échange de prisonniers français. Napoléon n’avait pas répondu. Peu après, il avait appris l’évasion de Smith, avec la complicité d’agents royalistes, dont un certain Le Picard de Phélippeaux.
Phélippeaux ! Il est à Saint-Jean-d’Acre, commandant l’artillerie de Djezzar le Boucher. Cela aussi est un signe.
— Phélippeaux…, commence Bourrienne.
Napoléon, d’un mouvement de tête, le fait taire. Cette rencontre, ici, sous les murailles de Saint-Jean-d’Acre, est un noeud du destin.
Tous les affrontements qu’il a eus avec Phélippeaux à l’École Militaire lui reviennent en mémoire. Ces coups de pied sous les tables du réfectoire, cette rivalité, cette haine. Voilà qu’ils trouvent leur conclusion ici.
On met le siège. On creuse des sapes pour approcher des remparts et des tours énormes construites par les Croisés. On essaie, à coups de mines, d’ouvrir une brèche. L’artillerie de siège, indispensable, qui arrivait par bateaux, a été arraisonnée par les navires de Sydney Smith. Les canons turcs balaient les positions, et Napoléon, qui assiste à leurs tirs croisés, sait que Phélippeaux dirige le feu, applique les enseignements qu’ils ont reçus ensemble.
Les assauts se succèdent, inutiles et meurtriers. Le camp français autour de Saint-Jean-d’Acre ressemble à une grande foire. On y vend du vin, de l’eau-de-vie, des figues, des pains plats, des raisins et même du beurre. Des femmes, aussi.
Il sait cela, mais l’armée peu à peu lui échappe. La discipline est de plus en plus difficile à maintenir. On lui rapporte les propos des officiers, les réticences des généraux, la colère des soldats. Bourrienne dépose sur sa table des proclamations que Sydney Smith fait jeter chaque jour du haut des murailles dans les tranchées. « Ceux d’entre vous, lit Napoléon, de quelque grade qu’ils soient, qui voudraient se soustraire au péril qui les menace doivent sans le moindre délai manifester leurs intentions. On les conduira dans les lieux où ils désirent aller. »
Napoléon, d’un geste méprisant, repousse la proclamation. Pas un soldat ne cédera à cette tentation, dit-il. Il dicte un ordre du jour à Berthier. Des centaines de chrétiens ont été massacrés à Saint-Jean-d’Acre par Djezzar le Boucher, rappelle-t-il. Qu’ont fait Smith et Phélippeaux ? Ils sont complices. Les prisonniers français sont torturés, décapités, embarqués dans des navires touchés par la peste. Il faut couper toutes relations avec les Anglais. Les démarches de Smith sont celles d’un fou, martèle-t-il.
Il faut reprendre les assauts. Caffarelli est tué. Les officiers tombent par dizaines à la tête de leurs hommes. Kléber murmure :
— Bonaparte est un général à dix mille hommes par jour !
Il doit affronter ces reproches.
Napoléon réunit les généraux. Murat fait un pas vers lui :
— Vous êtes le bourreau de vos soldats, dit-il. Il faut que vous soyez bien obstiné et bien aveugle pour ne pas voir que vous ne pourrez jamais réduire la ville de Saint-Jean-d’Acre…
Écouter. Ne pas s’emporter. Ne pas répondre.
— Au début, vos soldats étaient enthousiastes, reprend Murat, à présent il faut les forcer à obéir ! Vu leur état d’esprit, je ne serais pas étonné qu’ils n’obéissent plus du tout.
Napoléon tourne le dos,
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