[Napoléon 1] Le chant du départ
Joseph. Il est difficile de saisir le fil de tant de projets différents. Je ne sais comment cela tournera, mais cela prend une tournure bien révolutionnaire. »
Le 20 juin 1792, Napoléon attend Bourrienne pour dîner chez un restaurateur de la rue Saint-Honoré, près du Palais-Royal. Napoléon suit des yeux ces corps souples de femmes qui vont et viennent sous les galeries. Le temps est doux.
Peu après que Bourrienne s’est assis, Napoléon aperçoit une troupe de cinq à six mille hommes qui débouchent du côté des halles et marchent vers les Tuileries.
Napoléon prend le bras de Bourrienne, l’entraîne. Il veut suivre cette troupe. Ils s’approchent.
Ces hommes et ces femmes portent des piques, des haches, des épées et des fusils, des broches et des bâtons pointus.
Lorsque cette foule atteint les grilles du jardin des Tuileries, elle hésite, puis les force, entre dans les appartements du roi.
De loin, Napoléon assiste à la scène. Il voit le roi, la reine et le prince royal coiffer le bonnet rouge. Le roi, après une hésitation, boit et trinque avec les émeutiers.
Napoléon s’éloigne. Il dit à Bourrienne : « Le roi s’est avili, et en politique, qui s’avilit ne se relève pas. »
Puis il s’indigne. « Cette foule sans ordre, ses vêtements, ses propos, c’est ce que la populace a de plus abject. »
Tout en marchant, il maugrée. Il est officier, homme de discipline et d’ordre. La liberté, l’égalité, oui, mais sans l’anarchie, dans le respect des hiérarchies et de l’autorité. Il faut des chefs. Il a réfléchi, explique-t-il, à ce qu’il a vécu à Ajaccio durant l’émeute. L’efficacité suppose qu’il y ait un homme, le chef, qui prend la décision, l’impose et dirige l’exécution.
Il s’exclame : « Les Jacobins sont des fous qui n’ont pas le sens commun. » Il fait l’éloge de La Fayette, que les Jacobins, précisément, peignent comme un assassin, un gueux, un misérable. L’attitude et les propos des Jacobins sont dangereux, inconstitutionnels, dit-il.
Plus tard, dans la chambre de l’hôtel de Metz, il écrit à Joseph. « Il est bien difficile de deviner ce que deviendra l’Empire dans une circonstance aussi orageuse », note-t-il.
Raison de plus pour que l’on se rapproche de Paoli. Lucien, le jeune frère, pourrait être son secrétaire. Quant à Joseph, qu’il tâche cette fois d’être élu député à la Convention. « Sans cela, tu joueras toujours un sot rôle en Corse. » Il répète : « Ne te laisse pas attraper : il faut que tu sois de la législature prochaine, ou tu n’es qu’un sot ! »
Il hésite. Puis, ployant sa plume nerveusement, il ajoute : « Va à Ajaccio, va à Ajaccio pour être électeur ! » Et il souligne.
Il se lève. Il faut choisir, c’est la loi même de la politique et de la vie, et cependant l’avenir est incertain.
L’un des députés corses à la Législative a confié à Napoléon que le directeur des fortifications, La Varenne, dans un rapport au comité militaire de l’Assemblée, a déclaré que conserver la Corse dans l’empire français est impossible et sans utilité réelle.
Napoléon reprend la plume et, sur ce ton de commandement qu’il emploie avec son frère aîné, il écrit : « Tiens-toi fort avec le général Paoli, il peut tout et est tout, il sera tout dans l’avenir. Il est plus probable que tout ceci finira par notre indépendance. »
Il faut donc s’occuper des affaires corses.
Napoléon voit de plus en plus souvent les députés de l’île. Il les courtise. Il se soucie aussi des affaires familiales, s’impatiente parce qu’il ne reçoit pas les papiers nécessaires à l’affaire de la pépinière. Puis il se préoccupe de sa soeur Élisa, pensionnaire à la maison Saint-Cyr. Mais cette institution va disparaître. Que faire de cette jeune fille de quinze ans ? La reconduire en Corse, dans la famille, ce qui obligera Napoléon à faire le voyage ? Mais comment s’en dispenser ?
Il rend visite à Élisa à Versailles, croise des bataillons de fédérés marseillais qui clament à tue-tête ce nouveau chant de marche de l’armée du Rhin, dont ils répètent le refrain vengeur : Aux armes, citoyens, formez vos bataillons .
« Tout annonce des moments violents, écrit Napoléon, beaucoup de monde abandonne Paris. »
Il n’y songe pas, sinon pour raccompagner Élisa à Ajaccio. Il conserve son calme, observe, aux aguets,
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