[Napoléon 2] Le soleil d'Austerlitz
Gravina.
« Je commence donc à n’avoir presque plus d’inquiétude », écrit-il au vice-amiral Decrès, ministre de la Marine.
S’il était l’un de ces amiraux, s’il commandait à la mer, rien ne pourrait lui résister. Mais il doit se contenter d’écrire au vice-amiral Ganteaume, dont l’escadre est encore à Brest : « J’espère que vous partirez du point de rendez-vous avec plus de cinquante vaisseaux. Vous tenez dans vos mains les destinées du monde. »
Ganteaume comprendra-t-il ? Ces amiraux seront-ils à la hauteur de leur rôle ?
Il laisse son regard errer sur les berges de la Saône. Il reconnaît les abords de Lyon, où il va retrouver Joséphine. De là, on partira pour Turin, où l’on doit rejoindre le pape, qui a quitté Paris quelques jours avant l’Empereur. Puis, Milan et le couronnement.
Il dicte ses instructions pour le vice-amiral Verhuell, qui commande la flotte batave, puis, comme s’il se parlait à lui-même, il ajoute : « L’heure de la gloire n’est peut-être pas éloignée de sonner ; cela dépend au reste de quelques chances et de quelques événements. »
C’est la Fortune qui tient les rênes.
Il poursuit, et Méneval note : « Il ne faut être maître de la mer que six heures pour que l’Angleterre cesse d’exister. »
Il arrête de dicter. La berline traverse la place Bellecour. Il se souvient. C’était il y a trois ans. Les Lyonnais lui avaient écrit, en juin 1802, pour lui demander l’autorisation de donner à cette place sur laquelle il avait passé en revue les troupes rentrées d’Égypte, le nom de place Bonaparte. Il lui semble entendre sa voix dictant à Bourrienne : « Point de place Bonaparte, de tels noms ne doivent point être donnés à un homme vivant. »
Mais, depuis, il est Empereur. Il a fondé une dynastie. C’est lui qu’on acclame sur ces quais de Saône, dans le palais de l’archevêché où il entre. C’est lui que la foule veut toucher quand il s’avance vers ces fondations d’un nouveau pont qu’on va jeter sur le fleuve, et on attend que ce soit lui qui allume la première pièce du feu d’artifice pour marquer le début des travaux.
Et il a accepté que soient nommées Napoléon-Vendée et Napoléon-Ville, deux cités de l’Ouest, La Roche-sur-Yon et Pontivy, au coeur de ce qui fut pays de rébellion et de chouannerie.
Il parle aux notables qui se pressent autour de lui, après le banquet offert par la ville, et qui l’écoutent comme s’il prononçait des oracles. Il regarde au-delà de ces visages d’hommes graves, Joséphine, entourée de ses lectrices, de ses dames du Palais qui ont fait le voyage.
Il parle rapidement, d’une voix saccadée, parce qu’il a aussi le désir d’aller vers ces jeunes femmes, Mme Gazzini, une belle Génoise qu’il a remarquée au moment du départ, à Fontainebleau, ou bien cette Mlle Guillebaud qui baisse les yeux chaque fois qu’il la dévisage.
— Il faut à un État des principes fixes, dit-il. Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, l’État ne formera point une nation : il reposera sur des bases incertaines et vagues, et sera constamment exposé aux désordres et aux changements.
C’est moi, maintenant, la personne qui incarne les principes fixes, c’est moi qui représente le seul parti de la nation.
Il faut faire taire les « demi-savants qui n’ont point de base pour leur morale et point d’idée fixe », ajoute-t-il.
Il n’est plus temps de faire lire Rousseau ou de concourir en philosophe pour remporter le prix de l’académie de Lyon.
Il l’a fait jadis.
— Je préfère voir les enfants d’un village entre les mains d’un moine qui ne sait rien de son catéchisme et dont je connais les principes, que d’un de ces demi-savants…, dit-il.
Il défie ceux qui l’entourent de son regard. Mais ils l’approuvent bruyamment.
— Les États ne prospèrent point par idéologie, ajoute-t-il.
Puis il va vers le cercle des femmes et ajoute en se retournant :
— La force des armes est le principal soutien des États.
Il faut bien que ces marchands de toile et de soie, ces financiers, sachent qu’on est en guerre et que c’est le glaive, qui tranche.
Il revient vers eux.
— Il faut qu’ils aient confiance, ajoute-t-il.
Or, depuis quelques jours, les banquiers se font tirer l’oreille pour prêter l’argent
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