[Napoléon 2] Le soleil d'Austerlitz
froid et le ciel est bas.
Il lui semble reconnaître ces bois, ces haies, ce temps des premières marches et des manoeuvres. Il se souvient de chaque détail et des visages surgissent.
Les voici qui s’avancent dans la grande salle du château.
L’école n’est plus qu’un champ de ruines, lui dit-on. La Révolution, soupire-t-on, est passée comme une tornade. Les bâtiments ont été saccagés, vendus, abandonnés, détruits.
Il se tient dans l’embrasure d’une fenêtre. Mme de Brienne va le conduire à la chambre qu’occupait autrefois, lors de ses séjours, le duc d’Orléans.
Il cherche à distinguer, dans l’obscurité qui tombe, les ruines de l’école. Il s’y rendra demain matin, à l’aube.
Puis il dit :
— Le temps de la Révolution est fini, il n’y a plus en France qu’un seul parti.
Il fait nuit encore.
Mais l’hiver, enfant, il était debout, à cette heure-là, dans le dortoir de l’école. Il avait froid, toujours froid. Et peut-être ce froid ne l’a-t-il jamais quitté.
Il marche dans les ruines de l’école, sur les gravats, en compagnie de son écuyer, Louis de Canisy, neveu de Mme de Brienne.
Ici était peut-être le dortoir. Là, près de cette haie, il avait élevé son ermitage, où il lisait, seul.
On avait tiré un feu d’artifice, des caisses de pétards ou de munitions avaient explosé. Et les élèves, ce jour de frayeur, dans leur fuite, avaient saccagé cet ermitage qu’il avait mis des saisons à construire.
Il se tait tout à coup, monte à cheval. Et, avant que sa suite ait pu s’élancer, il chevauche seul sur la route de Bar-sur-Aube.
Il va au hasard de sa mémoire, d’un bouquet d’arbres à une maison isolée. Il saute haies et ruisseaux. Le jour est clair, l’odeur de la terre l’enivre. Et ce passé qu’il parcourt le trouble et l’exalte.
Des paysans, à son passage, se redressent. Il lit dans leur attitude effrayée et surprise l’étonnement devant ce cavalier qui, à francs étriers, traverse les champs et s’enfonce dans les bois.
Il est libre. Libre. Rien ni personne ne peut le contraindre. Il choisit seul sa route.
Il entend une détonation. Ses aides de camp le cherchent, l’apellent. Il chevauche encore, puis peu à peu retient son cheval et, au trot, rentre au château de Brienne où Caulaincourt, Canisy et les officiers de sa suite se précipitent à sa rencontre.
Il saute de cheval.
Il ne fera pas reconstruire l’école de Brienne. Le passé ne sert qu’à inventer l’avenir.
Il retourne à Troyes et, le 5 avril, repart pour Semur, Chalon, Mâcon, Bourg.
Il n’avait plus parcouru depuis des années ces paysages qu’il a tant de fois traversés. On l’acclame avec enthousiasme. Les ouvriers du Creusot tirent le canon pour le saluer.
Cette vieille femme qui s’avance vers lui à Chalon, il la reconnaît. Elle l’avait reçu chez elle autrefois, quand il était lieutenant en second au régiment de La Fère.
Il a un moment d’émotion. Elle est si vieille qu’il a l’impression de voir devant lui tout le temps qui s’est écoulé.
Combien d’années lui reste-t-il pour aller jusqu’au bout de sa destinée et accomplir ce qui est encore en lui et qu’il n’a fait qu’ébaucher ?
Il murmure à Caulaincourt, qui se tient près de lui, un peu en retrait :
— Allez, Caulaincourt, je suis homme. J’ai aussi, quoi qu’en disent certaines personnes, des entrailles, un coeur.
Il ne prête pas attention aux propos des notables qui se présentent à tour de rôle devant lui.
— Mais c’est un coeur de souverain, poursuit-il. Je ne m’apitoie pas sur les larmes d’une duchesse, mais je suis touché des maux des peuples. Je les veux heureux et les Français le seront. L’aisance sera partout si je vis dix ans. Croyez-vous donc que je n’aime pas aussi à faire plaisir ? Un visage content me fait du bien à voir, mais je suis obligé de me défendre de cette disposition naturelle car on en abuserait.
Il secoue la tête comme s’il voulait chasser ces idées, mettre fin à ce soliloque. Il ne peut consacrer que peu de temps à s’interroger lui-même.
Il monte dans la berline, reprend toutes les dépêches qui, depuis le départ de Fontainebleau, concernent le mouvement des escadres. Villeneuve, conformément au plan fixé, a quitté Toulon le 30 mars, trompe Nelson, gagné la Martinique après avoir touché Cadix et rejoint ainsi l’escadre espagnole de l’amiral
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