[Napoléon 2] Le soleil d'Austerlitz
Saint-Cloud, se rendre au Conseil d’État, recevoir Roederer.
— Il y a en moi, dit Napoléon, deux hommes distincts : l’homme de tête et l’homme du coeur. Ne croyez pas que je n’ai pas le coeur sensible comme les autres hommes. Je suis même assez bon homme. Mais, dès ma première jeunesse, je me suis appliqué à rendre muette cette corde qui chez moi ne rend plus aucun son.
Roederer le croit-il ?
Ou bien comprend-il qu’il faut qu’on me croie sévère, dur, insensible. Et que cela, parfois, me dispense de l’être ?
Et pourtant !
Il saisit un courrier qu’il vient de recevoir du ministre de la Marine. Villeneuve, cet incapable, s’est cloîtré à Cadix. Celui-là ne mériterait-il pas un châtiment exemplaire ?
La colère de Napoléon explose, comme si toute la tension qui est en lui depuis plusieurs semaines provoquait ces paroles qui jaillissent comme la foudre.
— Villeneuve vient de combler la mesure, s’écrie-t-il. Cela n’a plus de nom. Villeneuve est un misérable qu’il faut chasser ignominieusement. Sans combinaison, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout pourvu qu’il sauve sa peau !
Il s’enferme avec ses cartes d’Allemagne. Il pointe les positions les plus avancées des troupes en marche. Mais, depuis l’arrivée des courriers, elles doivent avoir encore parcouru des dizaines de kilomètres. C’est là que se joue la partie, c’est à elle qu’il doit consacrer toutes ses forces, même s’il est difficile d’oublier Villeneuve, les occasions perdues qui laissent l’Angleterre invaincue.
Il a un instant de lassitude, quelques minutes à peine, pendant lesquelles il pense à ces obstacles imprévisibles qui se dressent et l’empêchent de réaliser les grands desseins auxquels il a rêvé. La route d’Asie, fermée à Saint-Jean-d’Acre. Un Anglais était là. La conquête de l’Angleterre, impossible.
Il doit donc vaincre en Allemagne. Il n’y a pas d’autre choix. Demain il fera décréter par le Sénat une levée de soixante mille conscrits et il partira rejoindre la Grande Armée.
C’est ainsi qu’il va nommer les divisions qui marchent là, car y eut-il jamais armée plus grande ? Cent quatre-vingt-six mille hommes, dont près de trente mille étrangers, Italiens, Belges, Hollandais, Suisses, Syriens, Irlandais, et d’autres, des mercenaires et des ralliés.
C’est l’armée de mon Empire .
Il a voulu que Joséphine l’accompagne jusqu’à Strasbourg. Il la regarde assise dans la berline, en face de lui, cependant que la campagne défile sous la pluie tenace de ces derniers jours de septembre 1805.
Il fait humide et froid. Joséphine est emmitouflée dans un grand châle. Mais dès qu’on approche d’une ville, elle se redresse, se poudre, remet de l’ordre dans ses cheveux, et, à La Ferté-sous-Jouarre, à Bar-le-Duc, à Nancy, elle sourit aux autorités qui viennent présenter leurs hommages.
Il a eu raison de la vouloir près de lui. Sa présence rassure.
Cette guerre, doit-on penser, ne sera ni féroce ni longue, puisqu’elle est du voyage. Les hommes ont besoin d’espoir et d’illusion.
Le jeudi 26 septembre à dix-sept heures, la berline s’arrête à la porte de Saverne, à Strasbourg.
Il tend la main à Joséphine et s’avance au milieu des gardes d’honneur, vers le maire qui présente les clés de la ville. La foule se presse, applaudit, suit le cortège qui se dirige par les rues décorées de drapeaux et de guirlandes de fleurs jusqu’au palais de Rohan.
Il traverse les pièces du palais, cependant que Joséphine s’attarde. Il l’écoute répondre avec grâce, féliciter le maire de les accueillir dans ce palais décoré avec luxe.
Il l’abandonne. Qu’elle s’occupe des Strasbourgeois ! qu’elle les flatte et qu’ils la fêtent ! Lui a les Autrichiens en tête, la guerre à faire et à gagner.
Il ne dort pas. Il entend la pluie tomber. Il pense aux troupes qui ont pris leur cantonnement dans les champs en attendant de se remettre en route à l’aube afin de traverser le Rhin.
Il a convoqué les généraux, au pont de Kehl à six heures, ce vendredi 27 septembre, mais à quatre heures il est déjà debout. Roustam a préparé le bain chaud.
À cinq heures, dans la nuit, entouré par les vingt-deux chasseurs à cheval de la garde impériale, du trompette et de l’officier qui les commande, il se tient à cheval à l’entrée du pont.
Il est là,
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