[Napoléon 2] Le soleil d'Austerlitz
s’indigne. L’amiral Truguet lui écrit qu’il faut renoncer à toute idée de descente en Angleterre car la marine n’est pas prête. Mais que sont donc ces hommes-là ? ! L’Angleterre vient de décréter la levée en masse de tous les hommes de dix-sept à cinquante-cinq ans ! Les Anglais, eux, savent que le débarquement est possible. Et ils sont prêts à tout pour se défendre. Quels assassins ont-ils payés ? Georges Cadoudal, une nouvelle fois ?
Il lit, le visage crispé par la fureur, une lettre dans laquelle un espion assure que le comte d’Artois, en compagnie des généraux Pichegru et Dumouriez, ont passé une revue de troupes en Angleterre. Et Georges Cadoudal aurait gagné la France.
Brigands ! Ce n’est pas seulement le Premier consul qu’ils veulent tuer, mais le fils de la Révolution. Eux, Pichegru, Dumouriez que la Révolution a faits aux côtés d’un chouan !
Il se souvient. Il va célébrer la fête de la République et, mieux, accorder une pension à Charlotte Robespierre, la soeur de Maximilien, en souvenir des temps passés à Nice, et parce que, après tout, Robespierre avait cherché à sa manière à fixer le cours de la Révolution et qu’on a fait de lui un bouc émissaire commode.
Brigands !
Peut-être Fouché a-t-il raison, et le danger n’est-il pas du côté des vieux jacobins, mais parmi ces brigands à la solde de l’Angleterre et des Bourbons.
Desmarets, qui a la charge de la Police secrète, ne vient-il pas d’annoncer l’arrestation de deux hommes de Georges Cadoudal, Quérelle et Sol de Grisolle, dont le but ne peut être que de m’assassiner ?
Mais faut-il accorder de l’importance à ces brigands au moment où je m’apprête à la plus grande des guerres ?
Il pense aux vers de Cinna , la pièce de Corneille qu’il préfère et dont il récite souvent à voix basse de longues tirades :
S’il est pour me trahir des esprits assez bas
Ma vertu pour le moins ne me trahira pas
Il entre en répétant ces vers dans les salons de Saint-Cloud, où Joséphine reçoit.
Mme de Rémusat, l’une de ses dames de compagnie, l’a sans doute entendu. « Cinna ? » , murmure-t-elle.
Elle est belle, vêtue de taffetas rouge et bleu. Il a envie de parler. Il dit : « La tragédie doit être placée encore plus haut que l’histoire, elle échauffe l’âme, élève le coeur. La tragédie peut et doit créer des héros… »
Il ne répond pas à Cambacérès, qui lui parle de la Grande Armée, de la peur qu’elle inspire à l’Angleterre.
Il récite :
Si tel est le destin des grandeurs souveraines
Que leurs plus grands bienfaits n’attirent que des haines
Pour elles rien n’est sûr ; qui peut tout droit tout craindre
Quoi ! Tu veux qu’on t’épargne et n’as rien épargné !
Il fixe Mme de Rémusat.
— Il n’y a pas si longtemps que je me suis expliqué le dénouement de Cinna , dit-il. La clémence est une si pauvre et petite vertu, quand elle n’est point appuyée sur la politique, que celle d’Auguste devenu tout à coup un prince débonnaire ne me paraissait pas digne de terminer cette belle tragédie. Mais une fois, l’acteur Monvel, en jouant devant moi, prononça « Soyons amis, Cinna », d’un ton si habile et si rusé que j’ai compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran, et j’ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment.
Il s’éloigne de quelques pas, regarde l’un après l’autre les invités de Joséphine, puis, fixant cette dernière, il ajoute :
— Il faut toujours dire ces vers de manière que de tous ceux qui l’écoutent, il n’y ait que Cinna de trompé.
Il quitte le salon.
Ce soir, il a décidé de se rendre seul au Théâtre-Français, où Talma interprète Cinna en compagnie de Mlle George.
21.
Napoléon est assis sur le tapis, devant la cheminée. Il a le regard perdu dans le feu qui crépite. Il ne regarde pas Mlle George, qui s’est installée près de lui et qui tourne le dos au foyer. Elle a enveloppé son corps nu d’un grand châle de soie jaune.
C’est le milieu de la nuit.
Il est partagé entre la rancoeur et la fureur. Il se répète ce qu’il a dit à Joséphine avant de gagner ses appartements privés, où il sait que Georgina l’attend : « Il faudra que je m’isole de tout le monde, que je ne compte que sur moi seul. »
C’est ce qu’il pense depuis toujours, depuis le collège d’Autun, lorsque son
Weitere Kostenlose Bücher