[Napoléon 3] L'empereur des rois
nos philosophes. Mais cette force de raison, je la cherche, et je ne la vois nulle part.
Tout à coup il se sent las, seul au milieu de cette foule parée. Il a brusquement la certitude qu’il se trompe sur Alexandre, qu’il s’abuse en croyant qu’il va réussir à l’amener sur ses positions.
Qui sait si l’empereur n’est pas soutenu dans sa résistance par Talleyrand et Caulaincourt, des hommes qui jouent leur propre partie, l’un si vénal et si habile, et l’autre si désireux de la paix, prêts l’un et l’autre à dévoiler ma stratégie pour que je ne sois pas vainqueur ?
Il reste éveillé toute la nuit bien que la fatigue se soit abattue sur lui et lui donne le sentiment que son corps est pesant. Il respire mal. Il souffre de l’estomac. Son ventre lui semble gonflé, énorme. Il essaie de se calmer. Il trace quelques lignes pour Joséphine.
« J’ai reçu, mon amie, ta lettre. Je vois avec plaisir que tu te portes bien. J’ai asssisté au bal de Weimar. L’empereur Alexandre danse, mais moi non, quarante ans sont quarante ans.
« Ma santé est bonne, au fond, malgré quelques petits maux.
« Adieu, mon amie.
« Tout à toi. J’espère te voir bientôt.
« Napoléon »
Au matin, il a décidé de savoir ce qu’il doit penser des intentions du tsar.
Il ne répond pas à Alexandre qui, en entrant dans le salon où a lieu chaque jour leur entretien, lui parle avec enthousiasme du bal de Weimar, de la grâce et de la distinction de la princesse Stéphanie de Beauharnais, épouse de Charles, prince héréditaire de Bade et frère de l’impératrice de Russie.
— Stéphanie de Beauharnais, ma belle-soeur, dit Alexandre.
Napoléon écoute, puis, d’une voix sèche, évoque l’Autriche, les menaces de guerre qu’elle fait peser sur la France. Une intervention diplomatique d’Alexandre I er est la seule manière de maintenir la paix. Le tsar est-il décidé à s’engager ?
Alexandre paraît ne pas avoir entendu.
Il faut savoir.
Napoléon prend son chapeau, le jette à terre, le piétine, crie qu’il veut une réponse précise. Alexandre se lève, se dirige vers la porte.
— Vous êtes violent, moi je suis entêté, dit-il. Avec moi, la colère ne gagne rien. Causons, raisonnons, ou je pars.
Napoléon lui saisit le bras en riant, l’entraîne vers le centre du salon, s’assoit près de lui, bavarde.
— Stéphanie de Beauharnais est une femme d’esprit, dit-il.
Maintenant, il sait.
Alexandre ne signera jamais une alliance l’engageant aux côtés de la France contre l’Autriche.
Voilà enfin les positions des uns et des autres éclaircies.
Il a perdu quelques jours en assauts inutiles, mais il ne s’est pas laissé duper. Talleyrand s’est-il vendu à Vienne, comme il le pressent, et a-t-il incité Alexandre à la résistance ? Aura-t-il jamais la preuve de cette trahison ?
Mais les hommes et les choses sont ainsi. Il faut les voir en face, changer d’objectifs, faire en sorte que la guerre inévitable que Vienne veut déclencher le soit le plus tard possible.
Il faudra donc à nouveau faire la guerre, ici, en Allemagne.
Il regarde ces paysages avec un mélange d’amertume et de mélancolie. Il n’a pas pu imposer la paix. Il se sent détaché de ce qu’il vit ici. Il est déjà ailleurs, en Espagne, où il va devoir courir en quittant Erfurt, puis il faudra faire face aux armées autrichiennes.
Il s’assoit pour l’un de ces dîners qui ne l’amusent déjà plus.
Il a à sa droite le tsar, les rois de Westphalie et de Wurtemberg. À sa gauche, la duchesse de Weimar, les rois de Bavière et de Saxe. Il parle des origines de la Constitution germanique. On s’étonne de son érudition. Il regarde tous ces souverains rassemblés.
Il évoque la vie de garnison, le temps dont il avait disposé durant des années pour lire, étudier, les cahiers de notes qu’il avait remplis.
— Quand j’étais lieutenant d’artillerie…, commence-t-il en dévisageant l’un après l’autre les souverains.
Puis il se reprend :
— Quand j’avais l’honneur d’être lieutenant d’artillerie, dit-il.
Il ne regrette pas ce mouvement de fierté et d’orgueil. Il a été cela. Il est Empereur. Il lui faut changer de tactique avec Alexandre. Il en est si souvent ainsi sur un champ de bataille. On ne peut enfoncer l’ennemi ? On attaque sur les ailes. Mais qu’on n’imagine pas qu’il recule. Il ne va au contraire abandonner
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