[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
trahit. Tous se sont ralliés. On arrête et on tue les « bonapartistes ». La Bédoyère va être jugé. On annonce déjà qu’il sera condamné à mort. Ney est recherché. Dans toute la Provence, on assassine mes partisans .
Napoléon reste enfermé. Il entend les bruits des sabots des marins qui courent sur le pont. On hisse les voiles. On va s’enfoncer vers le sud, on va franchir l’équateur, connaître les chaleurs moites et immobiles du golfe de Guinée. Puis ce seront les falaises de Sainte-Hélène.
Rester soi.
Il recommence à dicter.
— J’ai confiance dans l’Histoire, dit-il. J’ai eu de nombreux flatteurs, et le moment présent appartient aux détracteurs acharnés. Mais la gloire des hommes célèbres est comme leur vie, exposée à des fortunes diverses. Il viendra un jour où le seul amour de la vérité animera des écrivains impartiaux.
Il élève la voix. Personne ne pourra effacer ce qu’il a été, ce qu’il a fait. Cela s’inscrira dans la mémoire des hommes. Il faut vivre. Ne pas céder, rester soi, pour creuser cette trace, combattre les calomniateurs, imposer sa vision aux générations futures. Égaler, surpasser même, le César de la Guerre des Gaules et le Plutarque des Vies des hommes illustres .
— Dans ma carrière, dit-il, on relèvera des fautes sans doute, mais Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, c’est du granit. La dent de l’envie n’y peut rien.
Ils entrent tous dans sa cabine. Et il est surpris de cette audace. Il y a là, se pressant les uns contre les autres, Montholon, Bertrand, leurs épouses et leurs enfants, Gourgaud, Las Cases et son fils. Puis, derrière eux, les domestiques, qui ont envahi la coursive.
J’avais oublié. C’est le mardi 15 août 1815, mon quarante-sixième anniversaire .
Il monte sur le pont. À dîner, l’amiral Cockburn et les officiers anglais portent un toast. Puis, au salon, il joue avec Cockburn au vingt et un, gagne près de cent napoléons, interrompt le jeu, parce qu’il est sûr qu’il pourrait dépouiller l’amiral et qu’il s’y refuse. Il fait quelques pas avec Las Cases.
— J’avais le goût de la fondation et non celui de la propriété, dit-il. Ma propriété à moi était dans la gloire et la célébrité. Le Simplon pour les peuples, le Louvre pour les étrangers m’étaient plus à moi une propriété que des domaines privés. Je me surprenais parfois à trouver que les dépenses de Joséphine, dans ses serres ou sa galerie, étaient un véritable tort pour mon jardin des Plantes ou mon musée de Paris.
Il s’assied sur l’affût de canon où il a pris l’habitude de prendre place.
— C’est après la victoire de Lodi, murmure-t-il, qu’il me vint dans l’idée que je pourrais bien devenir, après tout, un acteur décisif sur notre scène politique. Alors naquit la première étincelle de la haute ambition.
Quarante-six ans ! Maintenant tout est joué. Il regarde les enfants de Montholon et de Bertrand qui courent sur le pont.
Il a un fils. Et il est seul.
Mais tant qu’il y aura des hommes, on se souviendra de son destin. Il en est persuadé. Il le veut.
Que la mémoire de ce que j’ai accompli soit ma dynastie .
Il saisit le bras de Las Cases, l’entraîne vers la poupe.
— Je n’ai point usurpé de couronne, dit-il. Je l’ai relevée dans le ruisseau. Le peuple l’a mise sur ma tête, qu’on respecte ses actes !
Parfois la nausée le prend. Il y a tempête alors qu’on fait relâche à Madère. Et puis c’est l’immobilité, les voiles tombant, mortes, dans la moiteur du golfe de Guinée.
On fouette des marins que la longueur du voyage pousse à l’indiscipline et à la grogne. Il s’indigne. Quelle est cette manière barbare et stupide de commander aux hommes ?
Monotonie des jours. Ne pas céder. Rester soi. Ne pas s’émouvoir quand un énorme requin qu’on vient de pêcher et de jeter sur le pont se débat et l’éclabousse de sang.
J’ai vu tant d’hommes les entrailles ouvertes .
Il se souvient de Duroc.
Pourquoi un boulet, à Waterloo, ou même à la Moskova, ne m’a-t-il pas emporté ?
Il regarde une carte, comme il l’a fait tant de fois la veille d’une bataille. Voilà Sainte-Hélène, un îlot de cent vingt-deux kilomètres carrés, d’à peine trois mille quatre cents habitants et soldats, dont plus de la moitié d’esclaves, à près de deux mille kilomètres de la côte africaine,
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