[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
murmure-t-il. Je pense que j’aurais dû mourir à Waterloo. Peut-être avant. Fussé-je mort à Moscou, ma renommée serait celle du plus grand conquérant qu’on ait connu.
Il regarde Marchand. Le valet de chambre se tient appuyé au mur. Il a tenté de transformer ce réduit en bivouac. Mais mieux valait une grange sur un champ de bataille, une ferme détruite par les boulets, et remplie de soldats morts ou blessés, que cette pièce sordide envahie de rats. Mieux valait la guerre, la mort, à cette île.
Il l’a observée du Northumberland toute la journée. Il a vu les falaises, les plateaux dénudés, les arbres nains, couchés par le vent. Il a deviné la succession des pluies, des coups de vent froid et d’une chaleur accablante. Puis il a vu cette foule mêlée d’esclaves et de petits maîtres.
Voilà ma prison, au milieu de l’océan, parmi les rats. Moi !
Il retourne vers le lit. Il s’assied à nouveau, invite Marchand à l’imiter. Le valet s’installe par terre.
J’ai parlé avec les rois, les maréchaux, les ministres, les savants. J’ai dicté des codes et des lois qui ont changé les moeurs, j’ai conçu des plans de campagne qui ont mis en branle des centaines de milliers d’hommes. Et je n’aurai plus désormais pour interlocuteur que ce jeune homme dévoué, mon valet Marchand, ou bien ces quelques fidèles qui, comme cela s’est déjà produit à bord du Northumberland, se déchirent, se jalousent, parce que l’exil est un malheur .
Si je cède d’un pas aux Anglais, si j’oublie qui je suis, d’où je viens, ce que j’ai fait, si ma vigilance faiblit, alors tout sera emporté, moi, ma dignité ; et ma gloire passée sera ternie, souillée par cette soumission .
C’est cela qu’ils veulent : me réduire, montrer au monde que je ne suis plus rien, dès lors qu’on m’a placé parmi les rats .
C’est maintenant qu’il me faut être Empereur, c’est maintenant qu’il me faut mener un combat sans autre issue que la mort .
Je dois former le carré. Je suis à moi seul toute ma Grande Armée. Je suis la Vieille Garde qui meurt et ne se rend pas .
— On peut me violenter, dit-il, mais pas m’avilir.
Il se dresse à nouveau. Il donne des coups de pied pour écarter les rats.
— Je me suis élevé de rien à être le plus grand monarque du monde. L’Europe était à mes pieds. En dépit des libelles, je ne crains pas pour ma renommée ; la postérité me fera justice.
Il regarde la rue.
La foule est toujours là, éclairée maintenant par la lune. Elle grouille. Elle murmure.
Oublier ces visages, oublier cette île. Poursuivre ma route, ici, en esprit. Imposer aux geôliers et aux bourreaux ma liberté de rester moi, dans leur prison. Et chaque fois qu’ils essaieront d’empiéter sur ma personne, les repousser. Ne plus les voir. Ni eux, ni les rats, ni les mouches, ne pas sentir le vent, la chaleur, l’humidité. Maintenir .
— Les grands événements, reprend-il, ont glissé sur moi comme du plomb sur du marbre.
Ce qui se produira ici ne m’entamera pas davantage. Tout cela n’est rien, puisque j’ai parcouru mon destin en pleine lumière. Et c’est mon destin que je dois servir, maintenant .
— Si je fusse mort, sur le trône, dans les nuages de la toute-puissance, dit-il, je serais demeuré un problème pour bien des gens ; aujourd’hui, grâce au malheur, on pourra me juger à nu.
Il s’installe aux Briars, dans une dépendance de la maison de W. Balcombe, un agent de la Compagnie des Indes, entourée d’églantiers et de palmiers. Il faut attendre que l’aménagement de la résidence de Longwood, située au sommet d’un plateau désertique, soit terminé.
Ici ou ailleurs, pourquoi pas ?
Marchand et les domestiques s’affairent pour reconstituer la chambre dans une pièce aux cloisons de bois que percent les rats. Les Montholon et leurs enfants, Gourgaud, Las Cases et son fils Emmanuel se répartissent comme ils peuvent dans une série de réduits ou sous la tente. Les Bertrand ont choisi une maison située à Hut’s Gate, à quelque distance de Briars.
Au travail !
Il recommence à dicter à Las Cases. Il met les autres membres de son entourage à la tâche. Il explore le domaine des Briars, puis, quand il le peut, il va plus loin, sur l’un des chevaux mis à sa disposition par l’amiral Cockburn. Parfois, les deux jeunes filles des Balcombe viennent auprès de lui.
La cadette, Betsy, est gaie, bavarde,
Weitere Kostenlose Bücher