[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
à Cockburn.
Ma destinée s’accomplit. Je ne l’entraverai pas .
La garde du Northumberland lui rend les honneurs au haut de l’échelle de coupée. Il se retourne. C’est le temps des adieux. Le général Lallemand et Savary, duc de Rovigo, ne seront pas du voyage. Ils se pressent avec quelques officiers autour de Napoléon. Certains pleurent. Il embrasse Lallemand et Savary.
— Soyez heureux, mes amis. Nous ne nous reverrons plus.
Il garde le silence quelques secondes.
— Mais ma pensée ne vous quittera pas, reprend-il, ni vous ni ceux qui m’ont servi. Dites à la France que je fais des voeux pour elle.
Il rentre dans sa cabine, se couche sur son petit lit de fer aux rideaux de soie verte que Marchand a installé contre la coque. Le plafond est bas. Il entend les sabots des marins qui claquent sur le pont. Il se tourne. Près du lit, Marchand a disposé le lavabo en argent, ainsi que l’écritoire portative aux armes impériales. Les livres de la bibliothèque mobile sont à portée de main.
C’est un bivouac de campagne. Pour ma dernière guerre, sans armes, sans Vieille Garde .
Ma seule force est mon esprit. Ma puissance est dans ma volonté .
Il se lève. Le navire roule.
Ce mercredi 9 août 1815, le Northumberland , entouré d’une petite escadre, fait route vers le sud par forte houle.
34.
Ne pas céder. Rester soi.
Il arpente le pont du Northumberland , les mains derrière le dos. Il prise. Il s’appuie à l’un des canons de bâbord. Il sent que des centaines d’yeux sont fixés sur lui, du haut des vergues, du poste d’équipage, de la dunette, tous ceux qui l’aperçoivent l’observent avec avidité.
Il y a plus de mille hommes à bord de ce vaisseau de soixante-quatorze canons. Et tous veulent me voir .
Mais c’est moi qui fais baisser leurs yeux. Moi, qui ne suis pas l’Empereur vaincu, moi, qui demeure un homme qu’on ne peut pas plier .
Il regarde vers l’est. Cette ligne noire à l’horizon, c’est la Bretagne. Adieu, la France. Mais il ne s’abandonne pas à la nostalgie ou à l’émotion. Il est impassible. Et cela surprend les Anglais qui le guettent.
Que lui importe où il est ? À bord de ce navire anglais ? Dans cette salle à manger où l’amiral Cockburn est choqué parce que Napoléon prend sa côtelette avec les doigts, ou bien qu’il se lève quand, après quelques minutes, il a terminé son repas et que les autres sont encore tous à demeurer assis ?
Où suis-je ?
Parfois, il lui semble qu’il se retrouve au temps de son enfance, perdu, seul au milieu d’une foule d’inconnus. Il ne comprend pas leur langue, il est contraint de se défendre à chaque instant contre leur moquerie – Paille-au-Nez, disaient-ils.
Il est à Autun. Il est à Brienne. Il est sur le Northumberland qui vogue vers Sainte-Hélène. Et il ne cède pas.
Je reste moi .
On ne lui arrachera pas ce qu’il a vécu. Il est entré dans Milan, dans Berlin, dans Vienne et Madrid, dans Moscou. Il a fait des rois. Il a imposé sa volonté au pape.
Qu’importe où je suis ?
Toute la gloire passée lui appartient. Et sa volonté est aussi forte que celle de l’enfant de Brienne, qui ne possédait rien d’autre que son esprit.
Il commence à dicter, chaque matin à partir de onze heures, à Las Cases.
Le temps s’écoule vite. Le lendemain, Las Cases relit.
Campagnes d’Italie, campagne d’Égypte. Les lieux, les visages, les émotions d’alors, les choix qu’il m’a fallu faire. Et la bravoure et le sacrifice des soldats. Tout revient .
— Après tout, mon cher, dit-il à Las Cases, ces Mémoires seront aussi connus que tous ceux qui les ont devancés ; vous vivrez autant que tous leurs auteurs ; on ne pourra jamais s’arrêter sur nos grands événements, écrire sur ma personne sans avoir recours à vous.
La mer se creuse dans le golfe de Gascogne. Voici les côtes d’Espagne. Un navire apparaît. C’est le Peruvian , qui a été chargé par l’amiral Cockburn de faire escale à Guernesey afin d’acheter douze cents bouteilles de vin français pour améliorer l’ordinaire. Son capitaine monte à bord du Northumberland . Il a pu se procurer à Guernesey tous les Moniteur du mois de juillet, ainsi que plusieurs autres quotidiens.
Napoléon lit ces journaux seul dans sa cabine.
Ne pas céder à l’amertume.
C’est donc ainsi qu’on parle de moi : l’Usurpateur, l’Ogre, la bête féroce enfin emprisonnée. On se moque. On
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