[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
dizaines de minutes, en plein coeur de la bataille. Il passe la nuit devant ses cartes. Et, le matin du vendredi 21 mai, il est à nouveau à cheval, galopant vers Würschen. Il ne quitte pas l’avant-garde. Il a besoin d’être là, avec les hommes les plus exposés. Il se souvient d’avoir dit souvent à ses généraux qu’un chef ne devait prendre de risques que lorsqu’ils étaient nécessaires à la conduite de ses hommes, et que dans toutes les autres circonstances l’officier devait protéger sa vie.
Risquer la sienne, en ce moment, lui est nécessaire.
Lorsqu’il regarde son escorte, son état-major, il voit sur leurs visages l’incompréhension. Pourquoi court-il ainsi au-devant des boulets ? se demande-t-on.
Il faut qu’il sache ce que veut le destin.
Les batailles de Bautzen et de Würschen sont gagnées. Il est dix-huit heures. Il fait dresser sa tente devant une auberge isolée, pleine encore des traces de l’empereur Alexandre qui y a séjourné toute la journée.
La musique de la Garde impériale joue pendant que la nuit tombe.
Il écrit :
« Mon amie, j’ai eu aujourd’hui une bataille. Je me suis emparé de Bautzen. J’ai dispersé l’armée russe et prussienne qui avait été jointe par tous ses renforts et ses réserves de la Vistule, et qui avait une superbe position. Cela a été une belle journée. Je suis un peu fatigué. J’ai été mouillé deux ou trois fois dans la journée. Je t’embrasse et te prie de baiser mon fils pour moi. Ma santé est bonne. Je n’ai perdu personne de marque. J’estime ma perte à trois mille hommes tués ou blessés.
« Addio, mio bene .
« Nap. »
Mais ce n’est pas fini. Sera-ce jamais fini ?
Il faut poursuivre les Russes et les Prussiens qui ne se débandent pas. Et je n’ai pas de cavalerie !
Il galope jusqu’à l’avant-garde, grimpe les collines avec les voltigeurs. Des boulets tombent. Ce groupe de cavaliers chamarrés attire l’attention des artilleurs ennemis. Un chasseur de l’escorte est tué.
— La fortune nous en veut bien, aujourd’hui, lance Napoléon.
Mais il continue d’avancer, suivi à quelques pas par Caulaincourt, le grand maréchal du Palais Duroc, le général du génie Kirgener, et le maréchal Mortier.
Il se retourne. Ils ne caracolent pas comme des vainqueurs, mais comme des hommes qui subissent la loi qu’on leur impose. Il avance encore.
Tout à coup, un boulet siffle, frappe un arbre. C’est comme si le destin venait dessiner autour de lui une ligne menaçante. Il attend que la terre retombe avec un bruit de grêle, pendant que son cheval se cabre. Il reconnaît la voix de Caulaincourt, qui semble venir de très loin.
— Sire, le grand maréchal du Palais vient d’être tué.
Ces quelques mots ouvrent une plaie d’où surgissent à grands bouillons rouges les souvenirs.
Duroc au siège de Toulon, près de moi. Duroc qui, quand nous étions seuls, me tutoyait. Duroc qui me présenta Marie Walewska. Duroc auquel je ne cachais rien, Duroc en qui j’avais une absolue confiance. Duroc, mort après Bessières, après Lannes .
Le destin me laissera-t-il seul, comme une île, vivant au milieu de l’océan des morts ?
Il descend de cheval.
Le boulet a frappé l’arbre, ricoché, tué le général Kirgener, puis déchiré les entrailles de Duroc, qui vient d’être transporté dans une maison du village de Makersdorf.
Duroc est livide. Napoléon s’assied près de lui, lui saisit la main droite. Elle est déjà glacée. Il reste ainsi plus d’un quart d’heure, la tête appuyée sur sa main gauche.
Duroc balbutie :
— Ah, Sire ! allez-vous-en, ce spectacle vous peine.
Napoléon se lève lourdement, s’appuie sur le bras de Caulaincourt, murmure une dernière fois, penché vers Duroc :
— Adieu donc, mon ami, nous nous reverrons peut-être bientôt.
Il reste assis, immobile, devant sa tente dressée dans un champ. Le général Drouot lui demande des ordres pour l’artillerie. Ney annonce que l’ennemi est défait.
— À demain, tout, dit-il.
Il veut revoir Duroc. Il rentre dans la maison. Il embrasse le visage du mort.
C’est tout un pan de ma vie qui meurt avec lui .
Il ne dort pas. Cette disparition l’accable comme un signe fatal. Comme un châtiment aussi. « On » ne veut pas qu’il meure, lui ! Il doit aller au bout et voir tous ses proches mourir. « On » veut qu’il ne connaisse pas le repos d’une mort brutale sur le champ
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