Napoléon
tombe sans discontinuer, le vent menace de tout détruire. Le saule sous lequel l’Empereur aimait tant s’asseoir est déraciné. Durant toute la journée, le mourant, de plus en plus affaibli, demeure prostré, semblant privé de tout sentiment. Dès qu’il boit un peu d’eau sucrée, il la rejette.
Vers deux heures du matin Montholon croit entendre ces mots sortir des lèvres de l’agonisant :
— France, armée, tête de l’armée, Joséphine...
Selon d’autres, il aurait également murmuré :
— Mon fils.
Le jour du samedi 5 mai se lève. Il fait beau. On hisse le signal annonçant à Plantation House : « le général Bonaparte est en danger imminent ». Hudson Lowe accourt. Il veut attendre à Longwood le dénouement. À son arrivée, il apprend que son prisonnier a perdu toute conscience. Le soleil entre à flots dans le salon. L’Empereur ne fait pas un mouvement et ne chasse même plus d’un geste machinal les mouches qui l’ont tant importuné ces derniers temps. Peu à peu tous les Français ont envahi la pièce pour voir mourir Napoléon. Le visage livide, les yeux voilés, à demi ouverts, il fixe le pied du lit. Sa main droite inerte et moite pend le long du drap. Ce n’est plus qu’un moribond dont les râles sont entrecoupés par les sourds et sifflants gémissements de l’agonie. À sept heures et demie, il s’évanouit, mais la vie revient. À huit heures, à son oeil gauche, perle une larme qui coule doucement sur sa joue.
Bertrand l’essuie.
Durant toute la journée, les derniers fidèles, auxquels se sont joints Arnott, les enfants de Bertrand, et les femmes de Noverraz, d’Ali et d’Archambault – en tout seize personnes – ne quittent pas des yeux le visage de cire, émacié maintenant, et dont les traits vont peu à peu ressembler à ceux du général Bonaparte. Le silence n’est troublé que par le tic-tac de la pendule.
À la fin de l’après-midi, la respiration devient courte et difficile. Napoléon « s’abandonne maintenant lentement, très lentement, et glisse vers la mort. Au moment où le soleil s’enfonce dans la mer, la respiration s’arrête. Antommarchi touche la veine jugulaire et incline la tête. Quelqu’un se lève et arrête la pendule.
Il est cinq heures quarante-neuf minutes.
Laissant couler leurs larmes, ils vont, un à un, baiser la main du mort.
Lowe, son état-major et l’inutile Montchenu – les autres commissaires ont quitté l’île – se sont inclinés, talons joints, devant le corps placé entre les deux fenêtres du salon, à l’endroit même où il est mort.
— Le reconnaissez-vous ? demande à mi-voix le gouverneur au marquis.
— Oui, je le reconnais.
L’autopsie terminée, le moule en plâtre du visage pris tant bien que mal, le corps, revêtu de l’uniforme légendaire de colonel des chasseurs à cheval, l’épée au côté, un crucifix sur la poitrine, est étendu sur l’un des deux lits de camp. Le visage est d’une surprenante beauté. « Dans la mort, dira l’Anglais Shortt, sa figure était la plus splendide que j’aie pu contempler ; elle semblait avoir été formée pour conquérir. » Les habitants de l’île, les officiers et les soldats de la garnison défilent toute la journée. Plusieurs s’agenouillent et, avec le pouce, font le signe de la croix sur le front de l’Empereur. Un sous-officier s’approche tenant par la main un enfant, et murmure :
— Viens, viens voir le grand homme : le grand Napoléon.
À Vienne, à l’annonce de la mort de Napoléon, la rente monte de deux thalers. Le prisonnier de l’Angleterre, le petit caporal cloué par le cancer sur son lit de fer, faisait encore trembler le monde...
XXXIV
LES CENDRES
La mort est un sommeil sans rêves.
N APOLÉON .
A LORS que la mort rôdait déjà sur le plateau de Longwood, après avoir achevé son testament, Napoléon appela Montholon pour lui dicter une lettre et ce que le général écrivit sur l’ordre du mourant est certainement parmi les centaines de milliers d’écrits du grand empereur le texte le plus extraordinaire.
— Montholon, écrivez. Voici la lettre que vous enverrez à Hudson Lowe lorsque j’aurai rendu le dernier soupir :
« Monsieur le Gouverneur, l’Empereur Napoléon est mort le... (vous mettrez la date, Montholon...) à la suite d’une longue et pénible maladie. J’ai l’honneur de vous en faire part. Il m’a autorisé à vous communiquer, si vous le désirez, ses
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