Napoléon
fort et sourit.
— Vos sottises me fatiguent, Monsieur, s’écrie Napoléon, je puis bien pardonner votre légèreté et votre manque de savoir-vivre, mais un manque de coeur, jamais ; retirez-vous !
Le médecin sorti, il ajoute en regardant l’abbé :
— Quand je serai mort, on me placera dans la chambre ardente, vous célébrerez la « messe et vous ne cesserez que lorsqu’on me portera en terre.
Le 24 et le 25 avril, il écrit encore ses codicilles au testament. Outre l’argent qu’il a emporté avec lui, il a également déposé chez Laffite trois millions cent quarante-neuf mille francs. Mais cela ne suffit pas pour assurer les legs... {64} Alors il évalue les économies qu’il a faites sur les listes civiles de France et d’Italie, il estime la valeur des meubles de la Couronne et les châteaux qu’il a acquittés de sa bourse. Il se souvient de créances irrécupérables :
« Laeken a été acheté des deniers du domaine extraordinaire, mais les meubles ont été payés par les deniers du domaine privé. Cela forme un article de huit cent mille francs qui doivent être réclamés au roi des Pays-Bas. »
Il pense encore à de vieilles sommes bien oubliées :
« J’avais à Venise cinq millions de vif-argent qui ont été, je crois, en grande partie, dérobés aux Autrichiens ; les réclamer et en poursuivre la rentrée ».
Il achève par ces lignes :
« Je ne serais pas fâché que le petit Léon entrât dans la magistrature si cela était de son goût. Je désire qu’Alexandre Walewski soit attiré au service de France dans l’armée. »
Alors qu’il va mourir, c’est le visage des trois femmes qui lui ont donné un fils qui se présente à son esprit – même celui de la pauvre Éléonore Denuelle qui compta si peu pour lui ! Quant à Marie Walewska, elle avait épousé le général d’Ornano et avait déjà quitté ce monde. Elle était morte le 12 décembre 1817 dans son petit hôtel de la rue de la Victoire.
Le 27 avril, il est transporté dans le salon où l’on pourra plus facilement le soigner. L’un des petits lits de campagne est monté en face de la cheminée noire, entre les deux fenêtres à guillotine.
Est-ce la fin ? Pas encore. Dans la nuit du 28 au 29 avril, il appelle Marchand pour un dernier codicille. Le fidèle valet de chambre ne peut mettre la main sur une feuille de papier, il prend une carte à jouer, un crayon, et, dans l’obscurité, trace ces mots : « Je lègue à mon fils ma maison d’habitation d’Ajaccio et ses dépendances, deux maisons aux environs des salines avec jardins, tous mes biens dans le territoire d’Ajaccio pouvant lui donner cinquante mille livres de rente... Je lègue à mon fils... »
Il s’arrête, soupirant :
— Je suis bien fatigué, nous continuerons demain.
La nuit est atroce. On ne cesse de lui appliquer des vésicatoires et – ce 29 avril – on lui pose un emplâtre sur le ventre. Son cerveau s’embrume. Bertrand lui apporte des oranges du Cap qu’un schooner a débarquées la veille. Il demande :
— Ce bateau a-t-il porté des limons ?
— Non.
— Des amandes ?
— Non.
— Des grenades ?
— Non.
— Du raisin ?
— Non.
— Du vin ?
— Non, pas en bouteilles, mais en pièces.
— Il n’a donc rien rapporté ?
— Des bestiaux.
— Combien de boeufs ?
— Quarante.
— Combien de moutons ?
— Deux cents.
— Combien de chèvres ?
— Point.
— Combien de poules ?
— Point.
— Il n’a donc rien apporté ? A-t-il porté des noix ?
— Non.
— Les noix viennent, je crois, dans les pays froids, les amandes dans les pays chauds. Les limons sont-ils bons ici ?
— Oui.
— Et les grenades ?
— Je n’en ai pas vu de bonnes.
— A-t-on porté des limons, des grenades, des amandes ?
Trois fois il pose la même question, mais il n’entend souvent pas les réponses : l’Empereur est devenu sourd... Bertrand est là, devant lui, planté dans ses hautes bottes dévernies. Vingt fois le mourant implore d’une pauvre voix :
— Je voudrais du café.
— Non, Sire.
— Les médecins m’en permettent-ils une cuillerée ?
— Non, Sire, pas dans ce moment, l’estomac est trop irrité.
Il a vomi huit à neuf fois dans la journée. « Que d’idées sur un si grand changement ! écrit Bertrand. Les larmes m’en sont venues aux yeux en regardant cet homme si terrible, qui commandait si fièrement, d’une
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