Napoléon
aval de Rouen, la Normandie laisse la place à la Dorade N° 3 qui, suivie à son tour d’une petite flottille, suit la Seine jusqu’au pont de Neuilly {66} .
Tous les habitants des petites villes entre le Havre et Paris ont envahi les berges et font le signe de croix ou se mettent à genoux au passage de Napoléon. Parfois quelques cris de Vive l’Empereur ! fusent, poussés par des « Anciens ».
Le 14 décembre, les fils du roi viennent s’incliner devant le cercueil. Le maréchal Soult, qui a oublié qu’il a traité Napoléon en 1815 d’usurpateur et d’aventurier, se met à genoux devant le cercueil et « l’arrose de ses larmes ». Les survivants de la Grande Armée ont tiré de leur armoire leurs vieux uniformes et, beaucoup traînant la jambe, ont pris le chemin du pont de Neuilly. Par un froid de moins 8°, ils veulent veiller sur le dernier sommeil de l’Empereur. Des feux s’allument. Roulés dans leurs manteaux, tout comme autrefois, les Anciens se croient revenus au temps des bivouacs à l’époque où le Petit Tondu faisait la guerre avec leurs jambes. Ils s’endorment... et derrière leurs paupières closes toute l’épopée passe dans un rêve...
Le long du parcours que doit emprunter le cortège, le mauvais goût de l’époque va maintenant se déchaîner et se livrer à une hideuse orgie d’allégories, de colonnes, de pilastres, de statues, de cariatides, de Renommées, de Génies, d’aigles d’or, de trophées – le tout en carton-pâte, en staff, en toiles peinturlurées.
Paris est défiguré.
Alors qu’un affût de canon eût seul convenu au sarcophage impérial, on préféra construire un char-monument long et haut de dix mètres, large de cinq. Quatorze statues symbolisant les victoires impériales supportaient triomphalement sur un bouclier un cénotaphe voilé de crêpe, semé d’abeilles d’or et ne contenant que du vide. Étant donné son poids, on avait, en effet, trouvé plus prudent de dissimuler le cercueil dans les soubassements du char funèbre tiré par seize chevaux caparaçonnés d’or et tenus par des valets à la livrée impériale.
Le 15 au matin, les étudiants de Paris venus au pont de Neuilly pour manifester entonnent la Marseillaise : le ministre n’a pas prévu pour eux de place dans le cortège. L’hymme s’élève :
Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus !
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leurs vertus...
Vingt et un coups de canon donnent le signal du départ. Toutes les troupes de Paris précèdent le cortège ou font la haie, contenant difficilement une foule énorme qui, entre les shakos et les bonnets à poil, regarde l’extraordinaire spectacle. Puis vient le cheval de bataille de l’Empereur portant la selle et le harnachement du Premier Consul – en réalité une monture provenant des écuries royales.
Quatre-vingt-sept sous-officiers à cheval tiennent bien haut les drapeaux sur lesquels sont écrits les noms des quatre-vingt-six départements et de l’Algérie ; chaque lance de drapeau est surmontée d’une aigle aux ailes étendues. Puis, c’est le prince de Joinville, à cheval, en grand uniforme de capitaine de vaisseau. Les quatre cents marins de la frégate la Belle-Poule entourent le char funèbre et marchent sur deux files. À droite et à gauche du char, le maréchal Oudinot duc de Reggio, le maréchal Molitor, l’amiral Roussin et le général Bertrand, tenant les quatre coins du poêle impérial. Suivent les anciens aides de camp et les officiers civils et militaires de la maison de l’Empereur.
« Le canon gronde, a raconté Valérie Masuyer, filleule de l’impératrice Joséphine, les cloches sonnent, les drapeaux s’inclinent. Aux coups de midi, par un froid qui rappelle la retraite de Russie, mais sous un soleil qui évoque le souvenir de celui d’Austerlitz, le char s’avance traîné par seize chevaux couverts de velours violet aux armes de l’Empire. Sous ce dôme d’or formé par les emblèmes, les guirlandes, les trophées supportant la couronne faite de gloire et d’épines, l’Empereur caché est cependant visible ! Oui, on le voit pauvre officier, général, consul, vainqueur, vaincu, captif, toujours grand. Par son murmure recueilli, la foule, comme en extase, semble l’acclamer encore, mais doucement, pour ne pas troubler son repos : sa dernière conquête... »
L’Empereur, revêtu du légendaire uniforme de colonel des
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