Nice
l’entreprise avait construit deux baraques
de planches où couchaient sur des bat-flanc les ouvriers. Au centre une table
grossière, un poêle sur lequel les plus vieux faisaient chauffer des gamelles.
Les jeunes se contentaient de pain, de fromage, de vin. Carlo avait retrouvé le
carrier. Ils étaient allés s’asseoir à l’écart, à la lisière de la zone de
végétation couverte de poussière et rongée peu à peu par la carrière.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
Carlo avait ouvert les mains en signe d’indifférence.
— La dynamite ça se mange pas, avait-il dit. Tu la
revends ?
— Tu crois qu’il n’y a que manger et vendre ?
Carlo avait pris son sexe à pleine main.
— Ça aussi.
— Tu es une bête alors.
Ils avaient parlé une partie de la nuit. Le carrier parlait bien.
Il était provocant.
— Tu sais compter ? Tu sais lire ? Tu es
vraiment une bête.
Lui savait. Il disait que les jours de paye ceux qui ne
savaient pas lire, on les volait toujours. « Tu te laisses tondre. Si tu
veux, je vais t’apprendre, c’est facile, ils ne pourront plus te baiser. Mais
tu aimes peut-être ça ? »
À deux ou trois reprises Carlo avait fermé les poings. Mais
le carrier se mettait à rire : « Je ne suis pas ton ennemi, te trompe
pas. » Et il disait : « La guerre, tu vois, c’est la guerre entre
toi et ceux d’en haut. Toujours. N’oublie pas. Ils te volent. Et si tu voles un
peu, ils t’enferment. Tu comprends ? Seulement il y a trop de moutons,
alors ils ont la vie belle. Ils engraissent. Il faut qu’ils nous mesurent le
pain, tu comprends, comme ça ils nous tiennent. La dynamite, y a des camarades
à Turin qui en ont besoin. »
Le carrier parlait bien, pas seulement avec la voix mais
avec le regard, les mains, le corps. Il était tout entier rassemblé autour de
ce qu’il appelait « les idées ». Il disait : « nos idées ».
« Il faut commencer par se débarrasser des rois, en France ils l’ont fait,
pourquoi nous on engraisse un pantin, à quoi ça sert ? Qu’il vienne ici
creuser avec nous, qu’il bouffe de la terre comme nous, après on verra s’il est
le meilleur. Y a pas de meilleur, tous pareils, égalité. »
Carlo longtemps s’était tu, peu à peu c’est comme si un
rideau se levait, ou la brume, et il voyait se dessiner les contours des
collines, les pics et leurs névés. Il se mit à parler. « Je n’accepte pas,
tu sais, j’aime pas qu’on me baise. » Et il avait raconté l’histoire de la
faux. Puis il avait parlé de son père, le dernier départ vers la haute coupe.
L’arbre qui l’avait écrasé. « Un bûcheron ça vaut moins qu’un arbre »,
avait dit le carrier.
— Apprends-moi, répétait Carlo.
Et tout le temps qu’avait duré le chantier, Carlo avait
appris à lire. Il y mettait la même énergie qu’à se battre, gosse, contre les
bandes de Mondovi-la-basse. Quand on avait fermé la carrière, au début de
l’hiver, Carlo savait lire.
— Apprends à d’autres, avait dit le carrier. Tiens.
Il avait ouvert sa musette. Carlo connaissait bien les
livres que le carrier avait avec lui. Il les tenait sur son bat-flanc, dans la
baraque, enveloppés dans un morceau de chiffon. L’un relié en cuir, avec en
surimpression un visage doré.
L’autre, à peine une brochure sur laquelle on avait collé
deux petites planchettes de chêne, tenues ensemble par des lanières de cuir.
— Choisis, avait dit le carrier.
Carlo refusait. Il avait appris à lire sur ces livres, il
avait suivi du doigt les lignes, ânonnant chaque lettre.
— Prends.
Carlo secouait la tête.
— Tu ne veux pas choisir ? Tiens, je te donne la Divina, je garde le Manifeste. Tu as Dante, j’ai Marx.
Il glissait de force dans la musette de Carlo le livre relié
de cuir.
— La vraie dynamite ce sont les idées. Mets le feu dans
les têtes. N’oublie pas.
Il fermait sa musette, il saluait de la main.
— Ciao camarade.
Carlo avait appris à lire à Vincente. À coups de poing et de
pied. Et il avait forcé Vincente à enseigner à Luigi. Dans leur quartier de
maisons pauvres, dans Mondovi-la-haute, les Revelli étaient les seuls à savoir
lire. Parfois Carlo achetait un journal, comme le faisaient les bourgeois du
café de la place. Et les Revelli possédaient un livre.
Maintenant dans la ruelle déserte du vieux Nice, Carlo
marchait lentement, il dénouait les sangles de sa musette, il l’ouvrait, il
faisait
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