Nice
une place avec la main et il rencontrait le livre relié qu’il poussait
dans un coin sous sa chemise de rechange. Il était prêt, il se retournait
encore pour voir la ruelle tout entière. Une femme là-bas, au bout, vers les
escaliers, jetait un seau d’eau et se mettait à laver avec un balai de paille ;
dans une rue voisine, un charreton devait passer, puisque Carlo entendait les
cahots de roues sur les pavés. Carlo marchait encore plus lentement puis, comme
un animal qui se détend, il prit à l’étalage de l’épicier un bloc de lard, un
morceau de fromage, lourd, qu’il eut du mal à faire glisser dans sa musette
alors qu’en courant il traversait la place Sainte-Réparate, prenait une rue qui
montait vers le Château, se perdait, fermait sa musette, atteignait le bord de
mer, contournait le cap par le chemin qu’avait suivi la veille Vincente,
retrouvait le port, les dockers immobiles près de la barque et Maria, assise au
bord du quai, les jambes pendantes au-dessus de l’eau.
— Il faudrait du pain, dit Carlo.
Un marin espagnol d’une tartane amarrée, leur en donna
contre le bloc de lard. Puis Carlo fit éclater avec son couteau le fromage et
ils mangèrent lentement, Maria ramassant du bout de ses doigts humides les
miettes de pain qui étaient tombées sur le quai.
— Je dois voir mes frères, dit Carlo.
— Si tu veux ce soir, au café de Turin.
Carlo lui caressa les cheveux, il fouilla dans sa musette et
lui tendit le morceau de fromage qui restait.
— Tiens, garde-le chez toi. Si tu rencontres un paysan
qui a faim et n’a pas d’argent pour payer.
3
Carlo finissait de se laver à la fontaine de la place
Garibaldi quand Vincente et Luigi arrivèrent. La place était carrée, rude comme
le climat du Piémont, semblable avec les arcades, les bâtiments symétriques,
aux façades nobles, décorés de colonnes et de frontons classiques, aux places
de Cuneo ou de Turin. Place militaire où l’on imaginait des troupes faisant
l’exercice, croisant leurs fusils. Et dans un hôtel tout proche, Bonaparte
avait dormi avant de partir pour la Campagne d’Italie. Pourtant malgré les
façades grises, comme un ciel piémontais et l’architecture, la place était
méditerranéenne par son animation, les couleurs des toits, les voix, l’éclat de
la lumière. Des voitures, fiacre ou berline de louage, s’alignaient près des
arcades et les cochers s’interpellaient dans cette langue niçoise, plus sèche
que l’italien, moins chantante que le provençal. « Aoura fà caou. » « Maintenant
il fait chaud », disait un cocher, enlevant la couverture grise qu’il
avait placée sur l’échine d’un cheval. Un autre conduisait l’attelage vers le
Paillon. Un omnibus, tiré par deux bêtes puissantes, stationnait devant une
tente, installée là en permanence. Il conduisait pour vingt-cinq centimes au
Pont Magnan, à l’ouest de la ville. Le cocher frappait dans ses mains. « Le
Pont Magnan, le Pont Magnan », criait-il. Les premiers tramways à chevaux
arrivaient de la place Masséna.
Luigi assis sur le sol près de ses frères découvrait une
grande ville. Il suivait la manœuvre du receveur qui sautant de la plate-forme
arrière d’un tramway, une barre d’acier à la main, courait devant la voiture,
fichait sa barre dans une encoche creusée près du rail, la ramenait vers lui de
toute sa force, actionnant l’aiguillage. Le cocher, au signal, faisait partir
les chevaux et la voiture lentement changeait de voie. Quand les roues étaient
engagées dans la nouvelle direction, le receveur pesait à nouveau sur le
levier, libérant l’aiguillage ; il sautait alors en voltige sur la
plate-forme cependant que le tramway prenait la rue Cassini qui, en pente
douce, descendait vers le port, ou bien la rue de la République qui conduisait
aux abattoirs, à l’est de la ville.
Les Revelli n’étaient pas seuls autour de la fontaine. Des
hommes attendaient comme eux, la musette posée à leurs pieds, échangeant
quelques mots mais le plus souvent silencieux, impassibles, semblant seulement
préoccupés par le soleil qui lentement s’élevait, envahissant peu à peu la
place, glissait sous les arcades, illuminant la devanture du café de Turin,
éclairant les affiches, ces gitanes de théâtre dont la robe éclatante
tournoyait grâce aux jeux de l’ombre et de la lumière.
— Ce soir on couche où ? demanda Luigi.
En pénétrant à l’intérieur de la maison du docteur
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