Nice
Luigi ne
regardait même pas.
Merani avait acheté à un Anglais un atelier dans l’un des
immeubles du port, une vieille et haute construction du XVIII e siècle, aux escaliers immenses sous plus de
trois mètres de hauteur de plafond. Au dernier étage, l’Anglais avait aménagé
une verrière qui faisait face à l’est. On dominait les bassins et les quais, et
la vue s’étendait au delà du cap de Nice, vers la mer souvent houleuse du
large. L’immeuble avait l’avantage de posséder deux entrées, l’une sur le quai,
l’autre du côté du château. Luigi arrivait par la rue Emmanuel-Philibert,
Merani par le port.
— Tu montes au cinquième, disait Luigi à la fille. Il
n’y a qu’une porte. Tu frappes. Si on te répond pas, tu attends. Quand c’est
fini, tu files.
Nina traversait l’avenue lentement, sa robe courte dévoilant
les mollets.
— Toi, tu restes, disait Luigi à Zézé. Jusqu’à ce que
tu la voies.
Luigi sortait de la voiture, descendait vers le port. L’automobile
de Merani était, comme à l’habitude, garée sur le quai. Avec sa seule main
gauche, Luigi avait du mal à allumer une cigarette. Il s’y prenait à plusieurs
fois, jurait, remontait vers la place Garibaldi éclairée par les lanternes du
bal. Il passait devant les bureaux de l’entreprise de transports Revelli. Le
bras mutilé pesait, les sangles tiraient sur l’épaule et le côté droit de la
poitrine.
Luigi avait envie d’arracher ce fer, ce cuir, de gueuler, d’envoyer
tout ça dans les vitres des bureaux de ce frère aîné, ce Carlo de merde,
respectable et entier.
3
La soupe tiède, un verre de vin, un morceau de pain dur
brisé avec les mains, parfois une écaille de parmesan et, pour finir, un cigare
court, un toscan au tabac presque noir : le rituel du matin de Carlo
Revelli. Anna dormait, elle ne se tournait même plus dans le lit quand il se
levait de plus en plus tôt, l’été, vers trois heures, l’hiver autour de cinq
heures. Alexandre et Mafalda ne descendaient que vers sept heures, puis Carlo
les conduisait au lycée. Honorine, avec ses marmonnements, le frottement de ses
pantoufles sur les tommettes de la cuisine ne venait qu’à six heures, préparant
le café des enfants et de leur mère. Jusque-là, Carlo était seul. Il s’asseyait
au bout de la table, la casserole de soupe près de lui, le pain, le fromage et
le vin à portée de main. Il n’avait plus à se lever. Les jambes étendues, il
mâchait lentement le pain et le fromage, le front ridé, plissant les yeux comme
si la lueur de la suspension électrique installée depuis peu l’eût ébloui. Il
s’essuyait la bouche du revers de la main. Il était bien, retrouvant le plaisir
de manger qu’il n’éprouvait jamais quand il lui fallait, et c’était de plus en
plus souvent, déjeuner avec monsieur le Maire, un architecte ou le représentant
de la Compagnie maritime. Manger, travailler, gagner ou perdre, cela devait se
faire seul.
Le matin, avec le silence autour de lui, l’aube rouge de l’été
qui teintait l’horizon ou bien les violets lents à se dissoudre de l’automne et
de l’hiver, Carlo était comme un soldat enfin au repos. Son corps même lui
semblait perdre de sa raideur. Il fumait, le menton appuyé dans ses paumes, les
yeux perdus dans ces couleurs qui s’étendaient en s’estompant.
L’été, souvent, il sortait dans le jardin, soupesait un
fruit, écrasait une figue entre ses doigts, s’asseyait sur le banc de pierre
contre la façade, les pieds dans le gazon encore humide. Les arbres, comme les
enfants, là, mesuraient le temps. Les deux figuiers, plantés il y a… Il
cherchait l’année, il revenait toujours à ce cyprès qu’un jardinier, d’un coup
de bêche, avait entaillé, blessure franche, profonde, dans un tronc à peine
gros comme un pouce. Carlo avait fait une ligature. Le cyprès, à l’angle de la
première terrasse, avait aujourd’hui, combien d’années plus tard… un tronc de
la taille d’un corps. Le cerisier que le beau-père Forzanengo, l’année de la
naissance de Mafalda, en…
Mafalda avait maintenant des seins sous sa robe de velours
bleu. Avant, quand Carlo rentrait de la ville, des chantiers ou des bureaux,
disait-il, et peut-être venait-il de quitter l’une de ces filles qui vivaient
comme ça, de l’amitié de quelques messieurs, des commerçants, un notaire et
Carlo Revelli l’entrepreneur, il ouvrait toujours la porte de Mafalda.
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