Nice
chaque pas la fleur se
refermait un peu. Quand il était face à son fils, qu’ils se regardaient, Carlo
tendait le bulletin. « Bon, disait-il, j’ai signé. »
Ils hésitaient l’un et l’autre. « Ils écrivent bien
mal, ces professeurs, on peut à peine lire », ajoutait Carlo.
Ils se tournaient le dos, Alexandre prenait un livre,
s’installait sous un figuier, et Carlo, une bêche à la main, creusait la terre
du jardin.
4
Peggy Karenberg les reconnaissait. Jeunes femmes blondes,
grandes, le visage à peine maquillé, le cou serré dans le col de fourrure du
manteau de velours sombre, elles attendaient sur la terrasse de la villa,
cependant que leurs pères ou leurs maris, le chapeau à la main, s’inclinaient
devant Peggy. « Je suis… » Ils étaient le grand duc Boris, le
capitaine Egounoff, le colonel Zavalichine, le secrétaire de Sa Majesté,
Milioukoff, le général Lobanovsky. « Dites au baron Frédéric Karenberg que
j’ai servi avec son père, puis j’ai été, chère Madame, chef d’état-major du
général Broussiloff. » Ils venaient demander un conseil, chercher une
amitié, de l’aide. Ils disaient avec nonchalance. « Ils nous ont tout
pris, n’est-ce pas ? » Ils apportaient une invitation pour la vente
de charité de S.A.S. la princesse Klioukanski. « Je suis souvent allé à
Semitchasky, chez les Karenberg, avec la princesse Klioukanski. » Peggy
les recevait timidement. « Frédéric sera désolé », disait-elle.
« Je m’installe à Vence, pays merveilleux. » Le
général Lobanovsky ajoutait en riant : « Devinez, je vais faire de
l’élevage de poulets, mais oui ! » Il s’esclaffait : « Pourquoi
pas ? » Sa fille, Katia Lobanovsky, baissait la tête, une raie droite
partageant ses cheveux blonds.
Jean rentrait du lycée, passait sur la terrasse, hésitait. « Mon
fils, Jean », disait Peggy. Il faisait un pas. « Il parle russe,
j’espère, disait Lobanovsky. Quand nous retournerons là-bas, nous aurons besoin
de jeunes gens modernes, pour tout reprendre en main, c’est à cela qu’il faut
penser. » Peggy ne laissait pas à Jean le temps de parler. « Je dirai
à Frédéric… », commençait-elle.
Elle les voyait, le dos très droit, s’appuyant parfois sur
une canne à pommeau d’or, s’éloigner lentement dans l’allée centrale du parc,
bordée de bustes antiques.
Peggy entrait alors dans la bibliothèque. Fenêtres et volets
clos, Frédéric lisait. Des journaux s’étalaient autour du fauteuil, feuilles
dispersées, mêlées, le Temps et l’Écho de Paris, l’Éclaireur de Nice
et du Sud-Est et l ’Humanité. Il posait ses lunettes sur son front,
regardait Peggy, et, souriant : « Je ne sais pas, disait-il à voix
basse, ces grèves un peu partout… Si l’Allemagne… Tout se décidera en Allemagne. »
Il se levait. Les neuf mois passés à la prison des Baumettes,
à Marseille, l’avaient vieilli. Il était chauve, maintenant, avec sur les
tempes des cheveux blancs qu’on devinait très fins. Quand Peggy l’avait vu
debout devant la poterne de la prison, elle avait dû dissimuler son émotion,
rire, dire : « Te voilà vraiment un révolutionnaire. » Il la
prenait par la taille, l’embrassait, puis regardait les passants et s’écartait
de Peggy. Elle le devinait gêné des gestes spontanés qu’il avait eus. Il
parlait en l’entraînant. « Je ne suis qu’un Russe naturalisé, disait-il,
je ne suis plus russe, je ne suis pas tout à fait français, il faut être
enfoncé profond dans la terre pour être un révolutionnaire, Jean, peut-être, ou
bien le fils de Jean. »
Le train qui les ramenait de Marseille à Nice était plein de
militaires démobilisés. Dans le wagon de première classe, des officiers
péroraient, les décorations sur l’uniforme bleu. « Le dernier jour, disait
l’un, l’attaque, peut-être la plus dure depuis des mois, nous y avons laissé
des plumes. Le commandant… »
Ils dévisageaient Peggy avec assurance, paraissant ne pas
voir Frédéric Karenberg qui, avec son costume froissé, se pelotonnait frileusement
dans un des coins du compartiment. Peggy lui prit la main, la porta à ses
lèvres, et il se mit à sourire. L’un des officiers descendait à Bandol. « À
Berlin », lançait-il à ses camarades, du quai qu’inondait la lumière vive
des fins d’après-midi effleurant au loin les cimes des palmiers et la baie.
Les deux autres, quand le train se
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