Nice
ressemblaient, pourtant. Même taille,
même ossature, une manière qui pouvait paraître maladroite et rude de marcher,
mais Alexandre avait un regard qui, distraitement, passait sur les choses sans
s’attarder, « un regard de fille », disait Carlo à Anna. « Tu
l’as élevé dans tes jupes, tu vois… »
Anna ne défendait pas son fils, elle haussait les épaules,
méprisante, ironique.
— Tu es jaloux, disait-elle, il est plus intelligent
que toi, et tu le sais, et comme tu veux soumettre tout le monde…
Carlo battait la porte de leur chambre, il hurlait :
— Mais tu es vraiment si bête !
Puis sa colère tombait tout d’un coup. Alexandre : le
dernier moyen qu’Anna utilisait pour atteindre Carlo, le contraindre à la voir,
à souffrir par elle. Et il se laissait toujours prendre parce que, à ce fils,
il ne savait que dire.
Quand il se trouvait en face de lui, inévitablement, des
mots venaient : « Nous, à ton âge… » Alexandre s’éloignait ou
bien détournait le regard, et Carlo se levait, sûr d’avoir eu tort, lançant pourtant :
« Ne m’écoute pas, fais le fier. » Que voulait-il ? Qu’Alexandre
soit un des maçons, des terrassiers qu’il employait sur les chantiers ? À qui
ça servait d’avoir gagné si le fils était obligé de recommencer comme le père,
le sac de ciment sur les épaules, la truelle et la pioche à bout de bras ?
Et pourtant, ce fils qui lisait, qui partait jouer au tennis au Parc impérial,
le dérangeait. Une injustice quelque part, comme s’il avait tant lutté, lui,
Carlo, gagné pour que le fils devienne un étranger. En lui donnant, il le
perdait.
À l’enterrement de Lisa, devant la terre remuée, alors que
le vent de la montagne, leurs montagnes, soufflait, courbant les jeunes cyprès,
faisant tourbillonner le sable, il avait vu Vincente et ses enfants, Antoine,
Violette, Louise, comme les doigts de la main. Antoine tenant son père par
l’épaule, Violette lui prenant la main.
Carlo s’arrêtait devant le lycée. Il ne réussissait pas à
répondre clairement à Alexandre. Un bruit de gorge. Il s’attardait, regardant
tous ces fils de bourgeois passer la grille, le concierge en blouse grise
s’apprêtant à la fermer. Moi, Carlo Revelli, immigré, terrassier, mon fils est
un fils de bourgeois. Mon fils ? Cela aussi, c’était la mesure des années,
du temps parcouru depuis le jour où, Vincente et Luigi marchant derrière Carlo,
ils avaient franchi la frontière, laissant Mondovi-la-piémontaise, portant dans
leur musette toute leur richesse, une chemise de rechange, un livre et un
morceau de pain. Maintenant, quand Alexandre lui donnait, chaque trimestre, le
bulletin de classement à signer, Carlo, avant même de connaître les résultats,
lisait les noms des élèves.
— D’où ils viennent, tous ceux-là ? demandait-il.
Alexandre répondait avec vivacité, colère même :
— Qu’est-ce que tu veux que je sache ? Je ne
demande pas, personne n’en parle.
— Eh bien, demande, et tu compteras les fils
d’immigrés, de ceux qui comme moi sont venus avec rien, rien. Mais on savait se
cracher dans les mains, parce que le travail…
Anna interrompait son mari.
— On ne travaille pas qu’avec les mains. Regarde, il
est le premier presque partout.
Carlo signait, lisant rapidement. Les chiffres étaient flous
devant ses yeux. Il disait :
— Ce Ritzen, ce Karenberg, tu les connais ?
Ce devait être les fils du flic et du baron russe. Il y a,
il y a des années, Ritzen le père poussait Carlo Revelli : « Dépêche-toi,
macaroni, on te voit plus, qu’est-ce que tu fabriques ? » Et
Karenberg le père s’asseyait sur le bord de la tranchée, souliers blancs de
paille tressée, et Carlo, la pioche à la main, avait, dans la tranchée, le
visage à hauteur des chaussures. Après, ils s’étaient connus, et Karenberg le
socialiste l’avait protégé, vieille histoire.
— Tu les bats ?
Alexandre s’éloignait. Alors, Carlo commençait à lire le
bulletin, ces appréciations à l’encre rouge : Excellent élément, doué et
sérieux. Tableau d’honneur, prix d’excellence. Une fleur s’ouvrait dans la
poitrine de Carlo. Il voulait se lever, prendre Alexandre contre lui. « Viens,
mon fils, viens, on est les plus forts, tu vois, nous, ceux d’en bas, ils vont
comprendre ce qu’on est. Moi j’ai gagné, et toi tu gagnes aussi. » Il
cherchait Alexandre, le bulletin à la main, mais à
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