Nice
chœur :
O la miù bella Nissa
Regina dei flour
Sauta le tieù
taulissa
Ieù canterai
toujour.
Le député Merani aimait ces soirées populaires du mois de
mai. La vieille ville était un de ses fiefs.
Quand il passait rue Droite, les bouchers, les épiciers, le
marchand de tissu sortaient pour serrer la main à « mestre Merani ».
Il disait un mot à chacun, prenait le bras de Giordan, le restaurateur, l’un de
ceux qui, par leur influence, contrôlaient une centaine de voix. « Tu me
prépares un banquet, des tripes, ravioli. Je réunis les démobilisés. Du vin,
beaucoup de vin. La semaine prochaine, dimanche, ça te va ? »
Parfois, il venait avec son fils, un enfant d’une douzaine d’années, et il
avait la fierté des pères âgés. « Es Charles Merani, disait-il, es mieù,
c’est le mien. » On l’invitait, au mois de mai, à ouvrir les bals. Il
quittait vers huit heures la maison Merani, rue Saint-François-de-Paule,
Elisabeth indifférente.
— Il le faut, n’est-ce pas, commençait-il, les électeurs…
Elle était allongée sur une des chauffeuses du grand salon,
elle ne levait pas la tête.
— Voyons, Joseph, je vous en prie, ne me dites pas…
— Vous ne comprenez rien au suffrage universel, vous
avez la morgue des d’Aspremont.
— Les femmes votent donc, mon cher, tiens !
Merani sortait, se calmait en marchant d’un pas rapide vers
la place Saint-François. L’estrade était construite devant l’entrée de la
Bourse du Travail, on poussait vers lui la plus jolie fille du quartier, il lui
prenait la taille et il commençait à danser. La soie de la jupe, la timidité de
la fille, sa peau frôlée, Merani se sentait bien. Il rendait la fille à son
cavalier. « Bella picciouna », disait-il. On l’accompagnait jusqu’à
la cathédrale Sainte-Réparate. Là, sur la place, se tenait le plus grand des
bals de la vieille ville. Orchestre, Ciamada Nissarda. Luigi Revelli
avait sorti des tables sur le trottoir, devant le Castèu décoré de
lampions. Il accueillait Merani, le présentait aux organisateurs du festin,
puis, monté sur une chaise, le député prononçait quelques mots, mêlant le
niçois au français. « C’est le bal du printemps et de la paix, mes amis, à
tous nos morts glorieux nous devons ce soir… »
— Parla ben, mestre Merani, commentait quelqu’un près
de Luigi Revelli.
Luigi rentrait dans le bar, s’asseyait derrière le comptoir,
buvait un verre de blanc, frais, âpre, l’envie d’en boire un autre. Rose
s’approchait.
— Ça va ? demandait-elle inquiète.
— Fous le camp, disait Luigi.
Elle s’éloignait, l’observant à la dérobée, et cette peur
qu’il faisait naître chez Rose, chez les filles du bordel, place Pelligrini,
c’était âpre aussi comme l’alcool. Merani, depuis l’entrée, appelait Luigi, le
prenait par l’épaule.
— Alors, voyou, tu l’as eue, ta croix de guerre !
Tu vois, ce que je promets…
Ils faisaient quelques pas sur la place, remontant vers le
château, lentement. Sur le seuil des portes, les vieux étaient assis. Merani
s’écartait de Luigi pour serrer une main. « Alloura, prenes lou frei. »
Alors, vous prenez le frais ? Il s’attardait. « Vous êtes toujours
belle, mémé. » Il riait quand la vieille donnait son âge, se plaignait. « Moi,
s’exclamait Merani, j’ai soixante-six, je suis pas plus jeune que vous. »
L’autre protestait. « Mais vous, c’est pas pareil. Oh, vous, mestre Merani,
vous êtes jeune ! » Merani revenait vers Luigi, lui serrait le bras.
Le rire était dans ses veines, dans cette lourdeur entre les cuisses.
— Tu as quelque chose de neuf ? demandait-il.
Luigi répondait par un bruit de lèvres.
— Une fleur, monsieur Merani, une vraie fleur.
— Tu me disais rien, saligaud.
Merani pinçait le bras de Luigi.
— On peut la voir ?
— Quand vous voulez.
— Ce soir ?
— Donnez-moi une heure.
— Petit voyou, disait Merani.
Ils redescendaient vers la place. On reconnaissait le
député, on l’entourait, cependant que Luigi Revelli s’éloignait vers la place
Pelligrini.
En face du bordel, un nouveau bar venait de s’ouvrir, L’Escale, lumières rouges, rideaux tendus devant les vitres.
— Tu as la voiture ? demandait Luigi.
Zézé, un jeune, d’environ vingt-cinq ans, abandonnait les
cartes, suivait Luigi.
— Va me chercher Nina, la nouvelle.
Zézé revenait avec la fille, une brune que
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