Nice
passait aux cuisines, vidait dans le
bidon de Lebrun le lait que les clients avaient laissé dans les pots et que les
garçons d’étage redescendaient avec les plateaux des petits déjeuners. « Pour
moi, il y a que le lait, tu comprends », répétait Lebrun.
Dante regardait Lebrun s’éloigner, silhouette voûtée sur le
vélo, puis il prenait l’entrée de service par la rue de France et gagnait
l’atelier.
La planque, l’Hôtel Impérial. Gustav Hollenstein, le grand
patron, était entré dans le bureau du chef du personnel le jour où Dante était
engagé :
— Revelli, Revelli, ce nom…
Il avait l’habitude de garder les mains dans le dos, un long
porte-cigarette vide serré entre ses dents, parlant ainsi, la bouche à demi
fermée, ce qui accentuait encore son accent étranger. Dans la journée on
l’apercevait qui se promenait dans le hall, dans la rotonde, le grand salon aux
colonnes. Il bavardait avec les clients, prenait sa fille Nathalie par le bras,
l’entraînait dans la rotonde. Là, contre une des colonnes, un piano.
Hollenstein s’asseyait et Nathalie commençait à jouer. Dante, un soir, les
avait surpris dans la pénombre, à la fin de la saison, l’hôtel presque vide.
Par une des portes-fenêtres ouvertes venait, lointain, le bruit des vagues,
accompagnant de notes sourdes les doigts de Nathalie qui glissaient sur les
touches. Dante était resté dans l’entrée, oubliant le lieu, le temps. « C’est
beau, disait-il plus tard à Violette, comment te dire ? Tu vois ces femmes
qui descendent l’escalier de l’hôtel, une robe du soir blanche… »
— Revelli, reprenait Hollenstein, vous êtes parent avec
l’entrepreneur ?
« Mon oncle », expliquait Dante. À chacun de ses
pas, dans cette ville, il se heurtait à l’enseigne de Carlo. Lebrun qui
l’interrogeait : « Ces camions qu’on voit avec ton nom ?… »
Ou bien quand il s’asseyait à la longue table de marbre dans l’office, qu’un
des cuistots lui apportait une tranche de viande : « Tiens, bouffe,
Revelli… » Quelqu’un, toujours, relevait le nom : « Revelli,
t’es parent ?… » Le plus souvent, il haussait les épaules.
Qu’avait-il à voir avec ce patron dont les ouvriers goudronnaient les rues,
ouvraient des routes, dont on voyait les échafaudages dressés le long des
façades, les palissades masquer le cours du Paillon devant le lycée ?
Partout le nom de REVELLI , en
lettres noires d’affiches, sur les dragues, ces machines qui hoquetaient,
soulevant dans un bruit de chaînes les graviers du lit du fleuve ; sur la
longueur de tout un premier étage, quai Lunel, et chaque matin, quand il
passait, Dante apercevait les lettres.
— Je ne le vois jamais, répondit Dante à Hollenstein.
Mais celui-ci, déjà, n’écoutait plus.
— Bien, disait-il, cet hôtel, c’est comme un grand
bateau.
Un paquebot à l’ancre, avec ses longues coursives, couloirs
d’étages tapissés de velours grenat, sa passerelle, cette terrasse au dernier
étage, d’où l’on dominait toute la ville, découvrant les hautes crêtes lointaines,
houle du large qui s’apaisait dans les collines fermant la baie.
Dante et Lebrun vivaient à part, dans l’atelier, dont ils
étaient les patrons. Les maîtres d’hôtel, les chefs de rang, le chef du
personnel, le chef cuistot, tous ces sous-offs autoritaires qui, dès que la
porte à double battant de l’office s’était refermée sur eux, quittaient les
gants blancs des bonnes manières pour l’insulte : « Eh, con, tu le
veux, mon pied au cul ? Je vais te faire courir, moi ! Grouille,
merdeux », et les garçons, les grooms, les femmes de chambre évitaient une
taloche, poussaient la porte de la pointe de la chaussure, regagnaient les
zones calmes : « Oui, Madame… Bien sûr, Monsieur », tous ces « juteux » –
disait Lebrun –, ces « seconds maîtres », disait Dante,
n’avaient aucune prise sur eux. Lebrun et Dante portaient le bleu de travail
des ouvriers. Ils avaient des outils dans la poche, ils savaient, quand un des
fours électriques était en panne, plonger les mains à l’intérieur, ressortir
les fils torsadés, dévisser, contrôler avec un voltmètre, dire : « Voilà,
ça marche », et, appuyant sur le bouton, réglant le rhéostat, ils
rendaient la chaleur.
— Tu bois un coup, Revelli ?
L’abondance. Dante mangeait comme jamais il ne l’avait fait.
Le fromage était en grands blocs sur la
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