Nice
ces
femmes, échangeant entre eux quelques plaisanteries.
— Et ton frère ? demandait Madeleine.
Il fallait marcher avec Madeleine, lui raconter. Dante avait
recommencé à travailler, il était électricien à l’Hôtel Impérial, l’entretien
des installations, « toutes les machines, et il y en a ».
— Comment il est ?
Madeleine avait pris le bras de Violette. Elle avait l’âge
de Louise, le visage rond, les cheveux châtains qu’elle portait frisés. « Tu
as vu son nez », disait Denise. Elle avait le nez un peu fort. « Et
puis elle est vieille, vingt-cinq ou vingt-six, on dirait déjà une vieille
fille, ton frère – il en a vingt-huit, répondait Violette – un homme,
c’est pas la même chose, il faut qu’il ait dix ans de plus, il est bien mieux
qu’elle. »
Peut-être était-ce pour cela, ces arrière-pensées, ces commentaires
de Denise que Violette, avec Madeleine, le soir, à la sortie de l’atelier, se
sentait mal à l’aise. Elle se baissait au lieu de répondre à Madeleine :
— Ces chaussures, disait-elle, elles me font mal.
Elle devinait l’angoisse de Madeleine, au son de la voix, au
poids de son corps qu’elle appuyait sur le bras de Violette.
— Il te parle de moi ? Tu lui as dit que je
travaille avec toi ? Il le sait ?
Violette répondait par monosyllabes. Elle avait envie,
pourquoi ? quelle bêtise, de pleurer, ou bien de bousculer Madeleine, de
lui dire : « Mon frère, il s’en fout, il ne sait même pas si tu
existes, tu es trop vieille, il a d’autres idées, il ne pense qu’à sa
politique, tu es trop vieille. » Mais elle ne disait rien, elle pensait à
Louise qui refusait de venir danser, qu’elle surprenait souvent, sanglotant
seule sur le petit balcon, du côté de la cour, là où elle s’imaginait que personne
ne l’apercevait. Elle pensait à son père qui, le dimanche, après s’être changé,
comme il disait, sa casquette grise à la main, son costume noir, « Tu
sors, papa ? », il semblait timide, « Je vais faire un tour ».
Seul, il allait sur la tombe de Lisa, sa promenade du dimanche.
— J’ai travaillé à l’Hôtel Impérial, continuait
Madeleine. Il y est bien, Dante ? Le patron Hollenstein, moi, je ne l’ai
pas connu… C’était sa femme, une Russe, la baronne Karenberg, elle s’est pendue
pendant la guerre…
Violette retirait son bras, faisait mine de prendre son
miroir dans le sac. Quand Madeleine était près d’elle, c’est comme si dans
l’air de la rue flottait encore l’odeur de tissu humide, de laine tiède de
l’atelier, parce que les repasseuses laissaient les portes ouvertes pour avoir
moins chaud.
— Passez me prendre dimanche, si vous allez danser,
disait Madeleine. Je vous attends. Vous venez ? Ton frère y va ?
Violette s’éloignait, elle courait presque sous les arcades
qui entouraient la place Masséna, comme si elle avait été en retard. Et elle
avait souvent ce sentiment qu’il fallait faire vite, ne pas attendre qu’une
guerre vienne et que l’homme parte comme Millo, qu’il vous laisse comme il
avait laissé Louise, avec cette vie morte et un enfant auquel il fallait malgré
tout donner l’envie de vivre. Se dépêcher pour que personne ne puisse dire « on
dirait déjà une vieille fille », et la peur, le dimanche, qu’aucun danseur
ne vienne. « Vous dansez, Mademoiselle ? » Violette passait
devant les vitrines, le bar de Cintra, elle s’arrêtait le temps
d’entendre les Russes de l’orchestre faire chanter leurs violons, les portes à
tambour tournaient, un couple surgissait, se frayait un passage parmi les
quelques badauds, bruit de portières, la voiture prenait l’avenue de Verdun,
vers la Promenade des Anglais. Là-bas, derrière les palmiers, brillaient les
illuminations du Palais de la Jetée-Promenade. Violette s’appuyait aux
barrières, face à Haute Couture dont Denise baissait le rideau. Denise
traversait l’avenue, embrassait Violette, lui saisissait le bras.
— Tu ne l’as pas vue ? Une cliente… Je suis sûre
que c’est une « grue » ? Elle a acheté un manteau, un sac, et
belle, tu sais, jeune.
Elles se tenaient par le bras, elles allaient vers la
Promenade, parlant à voix basse comme si on avait pu les entendre, puis, la
nuit tombant, il leur fallait rentrer. Elles longeaient le Paillon sur la rive
droite, du côté de la ville neuve. Sur l’autre rive, la façade des immeubles de
la vieille ville était
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