Nice
déjà une zone sombre piquetée régulièrement par la
lumière blanche des réverbères.
Au fur et à mesure qu’elles s’éloignaient de la place
Masséna, Violette et Denise trouvaient le silence. Elles entendaient le bruit
de la rivière qui, au printemps et en automne, occupait toute la largeur du
lit.
Le soir, Violette Revelli n’aimait pas traverser le pont.
Au bout, il y avait la place Garibaldi. Les magasins
d’alimentation avaient déjà placé leurs panneaux de bois sur les devantures. De
jeunes ouvriers flânaient sous les arcades, devant le Café de Turin. Ils sifflaient
quand Violette et Denise passaient près d’eux : « Oh, bella ! »
Elles prenaient la rue de la République. Elles étaient voisines.
— Tu m’appelles demain matin, disait Denise Raybaud.
Elles s’embrassaient.
Demain, elles retourneraient dans l’autre Nice, celle qui
ressemblait à du cinéma.
6
Dante suivait toujours le bord de mer. Il descendait en roue
libre sur le port, par la pente douce de la rue Cassini. À partir de la mi-avril,
le jour commençait à naître quand Dante atteignait le quai Lunel. Souvent il
s’arrêtait, posait son vélo contre une pile de bois, un tonneau ou un sac de
grain. Deux ou trois pêcheurs, toujours les mêmes, la musette placée près
d’eux, assis sur le quai, immobiles, regardaient l’eau grasse sur laquelle
flottaient, comme de gros bouchons, des oranges. « Es bouan ? C’est
bon ? » demandait Dante. Ils hochaient la tête, montraient dans la
musette des poissons blanc et gris de la longueur d’un doigt, qui
tressaillaient encore, collés l’un contre l’autre, « Es de la girela. »
Ils prenaient dans une boîte à conserve rouillée des vers mêlés à une algue
noirâtre, ou bien, parfois, ils jetaient autour des lignes une poussière
blanche et grumeleuse faite de fromage fort et de mie de pain. Gestes lents,
graves. Le dernier quart avant cinq heures sonnait à l’église du port. « Es
l’oura », disait Dante.
Les dockers commençaient à arriver. Ils portaient sur le
bras un sac de jute percé. Plus tard, ils l’enfileraient comme une casaque qui
protégerait leur nuque et leurs épaules. Ils s’asseyaient sur les planches,
pendant que Dante s’éloignait, roulait vers Rauba Capèu. Brise de face,
souvenir de la proue ou de la passerelle du Cavalier, quand Dante était
de quart, à l’aube, que la houle longue naissait de l’horizon, mais, ici, le
silence, à peine le crissement du pédalier et le ressac de la mer dans les
rochers de Rauba Capèu. Des carriers et des manœuvres, qui creusaient dans la
colline du château le monument aux morts de la guerre, cavité blanche, plaie
nette et raclée qu’on ouvrait dans la roche brune, face à la mer, montaient
vers le chantier. Dante, parfois, parce que le vent se levait, ou bien pour la
joie de l’effort, le désir d’atteindre plus vite le tournant, le cap, grimpait,
debout sur les pédales, tirant sur le guidon. Les ouvriers sifflaient,
saluaient de la main, le regardaient recevoir sur tout le corps, de plein
fouet, le vent salé.
Ces matins étaient pour Dante une fête sensuelle. Il partait
vers quatre heures et demie. Trop tôt. Dix minutes suffisaient pour se rendre à
l’Hôtel Impérial où il ne remplaçait Lebrun qu’à cinq heures. Souvent, au
moment où il ouvrait la porte palière, son père ou Louise s’avançait dans le
couloir : « Tu t’en vas déjà ? » demandait Louise. Elle
marchait sur la pointe de ses pieds nus, murmurait, se retournait pour écouter
la respiration régulière de Lucien qui dormait avec elle dans la chambre du
fond. Elle portait la chemise de nuit qui avait appartenu à sa mère, et, dans
la pénombre, elle lui ressemblait, la même odeur de sommeil et de veille, la
même tiédeur de la peau quand elle embrassait son frère. Dante lui faisait
signe de se taire. Elle lui tenait la porte pendant qu’il soulevait la
bicyclette que, chaque soir, il montait dans l’appartement.
— Je te laisse le dîner ?
Il l’embrassait sans répondre, plaçait le cadre sur l’épaule
et descendait l’escalier, l’apercevant qui s’attardait, la porte entrebâillée.
Quelquefois, c’était le père qui venait. Vincente commençait
à la brasserie à six heures, mais il dormait mal, se réveillait de plus en plus
tôt et, au moment où il entendait ouvrir la porte, il ne pouvait résister au
désir de voir Dante. Il se levait, s’approchait de son
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