Nice
de bases – donnaient-elles
à Dante un autre regard. Quelquefois, c’était celui du mépris. Un homme était
couché sur le lit, le col blanc ouvert, les cheveux en désordre, une femme, son
maquillage délavé, somnolait dans un fauteuil, ivre elle aussi. Sous les
lustres de cristal de la rotonde, les femmes passaient, or, argent, ciselées et
distantes, entrevues alors que Dante traversait le hall en bleu de travail, son
échelle sur l’épaule. Le portier faisait un geste pour qu’il se dépêche,
disparaisse vite comme une tache qu’il faut effacer sur un vêtement de
cérémonie. Ces femmes dans leurs chambres, leurs bijoux placés dans les coffres
de l’hôtel, n’étaient plus que des volumes mous et gris, le regard seul,
pierreux, la voix hostile. « Vous n’avez pas encore fini ? »
Dante secouait les épaules. Autrefois, quand Merani, violent, interpellait son
père, Dante se dissimulait, avait envie de fuir. « Il faut le temps qu’il
faut, maintenant, c’est plus l’armée », disait-il.
— Quand tu les vois, expliquait-il à Violette, le
maquillage, les cheveux, laides.
Violette versait le café. Elle se penchait, et ses cheveux,
se rapprochant, amincissaient le visage, accusaient l’angle aigu du menton.
Elle buvait debout, écoutait attentivement son frère, puis, posant le bol, les
lèvres à peine entrouvertes, elle disait :
— Mais elles vivent, là-bas.
Elle prenait son sac, changeait de ton.
— Je suis en retard, tu m’accompagnes ?
Il avait la journée devant lui. Si Antoine ne lui avait pas
emprunté son vélo, Dante plaçait sa boîte à outils sur le porte-bagages. Il marchait
près de Violette, tenant le vélo par le guidon. Il allait sur un chantier où on
le payait à la tâche. Toute la ville s’électrifiait. La guerre avait tué. On
manquait d’ouvriers. Les patrons connaissaient l’habileté de Dante, on le
recherchait. « Viens quand tu veux, je te donne trente francs pour la
journée », disait Rinaldi, un petit entrepreneur de la rue Pastorelli. La
seule liberté que s’accordait Dante quand il avait travaillé toute la nuit à
l’Hôtel Impérial, c’était de commencer plus tard le matin. À son heure. Il
passait chez Rinaldi, choisissait les rouleaux de fil, les ampoules, et montait
vers l’Ariane ou Saint-Maurice, ces quartiers de la périphérie, où, au milieu
des cressonnières, on construisait des villas.
— Tu as deux paies, toi, disait Antoine.
— Je prends le travail de personne.
Antoine irritait Dante. Le plus jeune des Revelli attendait
son incorporation en travaillant à contrecœur. « Pour qui on travaille,
disait-il, pas pour nous. Pourvu que ça marche, le jour de la livraison du
chantier, après, merde, qu’ils se débrouillent. » Dante, dans la cuisine,
ou bien le soir, devant Vincente silencieux, allait vers la fenêtre, l’ouvrait :
— Un ouvrier, disait-il, un ouvrier, il a la fierté de
son travail. Personne a besoin de passer après moi sur le chantier. On me fait
confiance.
— Le chantier, c’est pas le tien.
Antoine prenait Lucien sur ses genoux, montrait Dante au
fils de Louise :
— Tu vois, continuait-il, il est fier, Dante. Ils ont
bien fait la guerre. Bons ouvriers, bons soldats.
Dante frappait du point sur la table.
Il prenait la bicyclette, allait retrouver Barnoin, ou bien
il faisait un tour, pédalant lentement, remontant l’avenue de la Victoire, puis
grimpant vers la colline de Cimiez. Il redescendait au milieu des jardins, dans
les parfums de roses et de mimosas, vers la place d’Armes et la rue de la
République. Seul, roulant ainsi au hasard des rues, une question venait, qu’il
disait à haute voix : « Qu’est-ce que je fais ? » Il
changeait d’itinéraire, disait : « Je vais rentrer », mais la
question revenait : « Qu’est-ce que je fais ? »
Demain, l’hôtel, la table de marbre, le lait pour Lebrun, la
viande et le fromage, autant qu’on en veut, demain, la paie, et Rinaldi qui me
donnera pour le chantier du Mont-Boron.
Qu’est-ce que je fais ?
— Tu penses à te marier ? demandait Louise. Dante
sortait alors de la cuisine.
À l’Hôtel Impérial, elles venaient dans l’atelier. Elles
gardaient leur tablier aux fines raies bleues et blanches, et leur coiffe
tombait sur le lit.
— Je vais te montrer, disait Dante.
Il avait construit une souricière. Planche de bois, grillage
de brins d’acier. Il la plaçait dans la cuisine de
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