Nice
sa
femme, qui, devant une baie vitrée, loin l’un de l’autre, se tenaient à l’écart
du reste des invités.
— Cher Revelli, l’affaire n’est pas si mauvaise,
n’est-ce pas ?
Carlo, se retournant, fixa Hollenstein.
— Si elle avait été mauvaise, ni vous ni moi ne
l’aurions faite. Mais en été, il faudra voir.
Carlo avait les mains dans les poches de sa veste, et comme
il gardait les poings fermés, les poches paraissaient gonflées, donnant au
vêtement noir, élégant, une allure rustique.
— L’été, ce sera extraordinaire, dit Hollenstein. Ils
viendront d’abord l’été, et l’hiver sera bientôt notre morte-saison. Si vous
avez peur, vendez vos terrains, je suis preneur. Je vous offre une coupe de
champagne ?
Carlo sourit. Et il se tourna vers Anna.
— Offrez ça à ma femme, dit-il. Je n’aime que le vin
rouge. Comme les maçons.
Il se mit à rire tout à coup, et Anna, qui, depuis des
années, n’entendait plus cette sorte de respiration profonde, presque rauque,
le rire de Carlo, regardait autour d’elle, gênée.
— Vous êtes un drôle de maçon, dit Hollenstein.
Qu’est-ce qui vous fait rire ?
— Je pense à ma mère, dit Carlo, et son visage redevint
dur, les rides du front creusées. Un endroit comme ici, je crois qu’elle ne
savait même pas que ça existe.
Il recommença à rire, et c’était devenu une sorte de
tremblement nerveux, musculaire. Anna ne pouvant détacher les yeux de la pomme
d’Adam qui, sous la peau brune au grain épais, allait et venait au rythme des
secousses.
— Et que moi, l’immigré, parce qu’on me l’a dit,
macaroni, pipi, pinoto, ah ! j’en ai entendu, je sois ici… Vous ne pouvez
pas comprendre ça, monsieur Hollenstein.
Avec une familiarité inattendue, il prit Gustav Hollenstein
par l’épaule, et Anna retrouvait en elle cette crainte mêlée d’admiration qui
l’avait saisie quand son père lui avait présenté Carlo : « Voilà
l’homme que tu vas épouser. »
— Ça, vous ne pourrez jamais, jamais le comprendre,
continuait Carlo. Et nous sommes tous les deux ici. Cet hôtel, c’est à moi et à
vous. Mais il y a ça entre nous, un mur, ma mère, monsieur Hollenstein.
Il tendait le bras vers le buffet, il montrait les invités.
— Vous savez le proverbe que répétait ma mère ? Je
vous le dis en français, monsieur Hollenstein : « Il n’y a pas une
chemise sans… » Ma mère, elle, l’a lavée, et la lessive des autres, ça a
une drôle d’odeur. On l’oublie pas, monsieur Hollenstein.
— Vous êtes bavard quand vous voulez, dit Hollenstein.
Et intéressant.
Ils s’approchaient du buffet. Carlo remettait ses mains dans
ses poches.
— Peggy, dit Hollenstein, je suis heureux que tu sois
là. Et Frédéric ?
Peggy eut un mouvement de tête.
— J’ai réussi à le faire sortir, dit-elle, mais nous
allons partir. Il déteste. Il hait.
Elle fit quelques pas, tira son mari par la manche.
— Ah, Frédéric le Rouge, dit Hollenstein. Vous voulez
du champagne ?
Karenberg montra sa coupe pleine :
— Pour vous, dit-il, pour Nathalie, mais…
— Je sais, je sais, dit Hollenstein, vous allez partir.
Karenberg, tout à coup, aperçut Carlo, sourit :
— Vous êtes toujours vivant ? dit-il en lui
serrant la main.
— Toujours, répondit Carlo, on essaie.
— Monsieur Revelli vient de me tenir le discours le
plus révolutionnaire que j’aie…, commença Hollenstein.
— Allons, allons, fit Carlo.
— À votre manière, dit Karenberg, vous êtes un
révolutionnaire. Vous avez pris le pouvoir. Ici, c’est votre Palais d’Hiver.
Karenberg montra les lustres, les salons qui s’ouvraient de
part et d’autre du hall central où était dressé le buffet.
— Vous êtes toujours un parleur, monsieur Karenberg,
moi – Carlo s’avançait vers Frédéric – moi, je sais rien de vos discours.
La politique ? Je veux pas connaître. Seulement, quand j’étais gosse, y a
des odeurs que j’ai pas aimées… Alors, je me suis débrouillé pour changer
d’air, c’est tout, monsieur Karenberg.
Il se tourna vers Peggy :
— Excusez-moi, Madame, ma chemise, je la donne à laver
à personne, parce que ça fait plaisir à personne. Vous, monsieur Karenberg… –
Il touchait la poitrine de Frédéric avec son index – Avec tous vos
discours, vos idées, votre communisme, la chemise, c’est toujours quelqu’un
d’autre qui vous l’a lavée, mais,
Weitere Kostenlose Bücher